"La tyrannie de la multitude" / La Nouvelle Revue Ouvrière / 26/10/20
Facebook, Twitter, Snapchat, WhatsApp, Instagram ou encore TikTok et Zoom… les réseaux sociaux sont omniprésents dans nos vies. Pour le meilleur et le pire. Le philosophe Éric Sadin nous prévient : la démocratie est en danger.
Et si la France, comme un certain nombre d'autres pays d'ailleurs, était en train de basculer lentement, insidieusement vers la dictature ? Pas celle placée sous la domination autoritaire d'un parti unique, d'une idéologie totalitaire, non, celle d'une multitude d'individus. Lesquels, à l'insu de leur plein gré pourrait-on dire, se voient désormais dotés de pouvoirs nouveaux, quasi démesurés avec l'avènement des nouvelles technologies depuis la fin du siècle dernier. C'est en tout cas l'hypothèse défendue, brillamment, par Éric Sadin, philosophe de son état, mais surtout observateur attentif du monde numérique et de ses conséquences politiques, sociales, voire civilisationnelles.
Le temps est en effet loin où Internet promettait un accès pratiquement illimité, et gratuit, à tous les savoirs. Dans cet espace virtuel à priori infini se sont en effet vite engouffrés toutes sortes de sites ou d'officines dont les informations mises en ligne servaient, servent à diffuser, à relayer toutes sortes de thèses ou de positions plus ou moins douteuses, complotistes, sectaires, communautaires, relativistes ou propagandistes.
Participant ainsi, au milieu de cette avalanche d'infos pas toujours vérifiées ni vérifiables, on parle alors d'infox ou de fake news voire de post-vérité, à la montée d'une méfiance, d'une défiance généralisée à l'égard du pouvoir en place. Tâche d'autant plus facile que les promesses de bien-être, d'amélioration des conditions de vie annoncées par les politiques libérales dominantes mises en œuvre depuis plusieurs décennies se sont, au contraire, transformées en augmentation des inégalités, en paupérisation croissante des individus. À la quasi-rupture du pacte social unissant les citoyens.
De quoi entretenir une colère et une frustration qui, avec l'apparition des réseaux sociaux et la mise à disposition de tout un chacun d'un nouvel espace de visibilité et d'expression, en direct, ont vite déferlé sur cet exutoire numérique. Pour le meilleur et, le plus souvent, pour le pire, comme l'a tragiquement montré l'actualité récente. Chacun trouvant là, bien calé dans son fauteuil et souvent dans l'anonymat, la possibilité de s'épancher sur son sort et ses revendications. Et se remonter le moral à coups de « Like » et de « Partage » générés par ses posts ou ses blogs, ses photos et vidéos ou ses commentaires en 280 signes.
« L'inflation de l'égo », le narcissisme qui en résultent enferment alors l'individu dans une bulle autour de laquelle l'autre, quel qu'il soit, est considéré comme un ennemi dès lors qu'il pense différemment. Affirmant ainsi une primauté d'affiliations plus ou moins claniques, au sens très large du terme, au détriment d'une adhésion à un ordre général désormais puissamment rejeté — un comble pour des réseaux qui se prétendent « sociaux ». Ouvrant, sans qu'aucun processus démocratique n'ait été engagé, à une sorte d'« ingouvernabilité » de l'État. Chacune de ses décisions étant désormais passées à la moulinette d'une grille de lecture portée par cette représentation boursoufflée de soi.
Reste, dit l'auteur, que cette jouissance toujours accrue de pseudo indépendance ne peut que conduire à terme à une « dé-liaison » permanente entre les personnes. Et, de là, saper les bases de ce qui fait sens « commun », ce qui fait société, pour aboutir à des multitudes de revendications individuelles capables de se transformer, par viralité, en tyrannie du plus grand nombre. CQFD. Une réflexion qui tombe à point nommé.
Patrick Chesnet, "Réseaux sociaux : la tyrannie de la multitude", La Nouvelle Revue Ouvrière, le 26 octobre 2020