"Le temps ne doit plus être à la seule dénonciation des géants du numérique" / Entretien Marianne / 06/11/20

2020

Selon vous, internet et le smartphone sont responsables de l’avènement de « l’individu tyran » et l’effacement d’un « monde commun ». Pourquoi ?

 

Nous vivons un moment d’extrême saturation à l’endroit d’un ordre politique et économique en vigueur depuis près d’un demi-siècle qui avive l’intention résolue de ne plus subir les situations les bras croisés. Cet état d’esprit se voit stimulé par le fait d’être équipé de tout un attirail technique semblant dégager de nouvelles marges d’action. Dorénavant, un grand nombre se trouvent tiraillés entre deux états contraires. D’une part, entre le constat de ne plus s’appartenir, de faire l’objet de pressions permanentes dans l’exercice du travail, d’être confronté à des situations de plus en plus précaires. Et d’autre part, le fait d’user de technologies de facilitation de l’existence, d’accès immédiat à l’information, de formulation de ses opinions, et donnant le sentiment de bénéficier d’un surcroît de puissance.

Cette tension est explosive car elle contribue à nous imaginer tels des sujets autarciques repliés à nos instruments supposés nous offrir une plus grande maîtrise et libérant l’expression continuelle de nos rancœurs. Ce serait cela «l’ère de l’individu-tyran» : l’avènement d’une condition civilisationnelle inédite voyant l’abolition progressive de tout socle commun pour laisser place à un fourmillement d’êtres qui s’estiment avoir tellement été floués et trahis qu’ils en arrivent à ne s’en remettre qu’à leur seule perception des choses.

 

D’après vous, derrière le numérique se cache le « i » d’IPhone et le « you » de YouTube. Pouvez-vous revenir dessus ?

 

Au cours des «Trente Glorieuses», l’industrie a élaboré des produits qui soutenaient le processus d’individualisation. Ce furent l’automobile, le camping, le magnétoscope… Autant de techniques qui donnaient le sentiment de vivre à sa guise. Et vers la fin des années 1990, apparurent simultanément deux dispositifs qui allaient donner une tout autre mesure à ce mouvement : internet et le téléphone portable. Ils permettaient une plus grande mobilité, un accès élargi à l'information et donnaient l’illusion de se sentir davantage agissant. Car l’utopie de l’émancipation par les réseaux est une fable. Qui pouvait croire que par des échanges sur des forums en ligne, nous allions nous défaire de nos aliénations ?

En revanche, il s’est très tôt constitué un mythe : se figurer qu’en usant de ces nouvelles techniques, nous pourrions accéder à une plus large autonomie et mieux valoriser notre «capital humain». Le «i» était partout célébré, à l’image du «iMac», consolidant la doxa de l'individu «auto-construit». Les logiques néolibérales se voyaient reprises par les personnes, mais de façon apparemment cool et «libératrice». Le smartphone a ensuite amplifié le phénomène, donnant le sentiment d’avoir le monde à portée de main et d’être davantage acteur de sa vie. En 2006, Time, désigne «You» personne de l’année. Chacun se mue en une force entreprenante dans la mesure où il profite sans compter des outils numériques. La boucle est alors bouclée : le technolibéralisme ayant engendré un libéralisme de soi.

 

Vous vous concentrez sur trois réseaux sociaux : Facebook, Twitter et Instagram. Pourquoi ?

 

Parce qu’ils incarnent les dispositifs qui auront généralisé un rapport boursoufflé au réel et aux autres. Ils ont pris leur essor à la fin des années 2000. Au moment où une majorité avait le sentiment de vivre l’inutilité de soi et dans une invisibilité sociale. Une plateforme a alors permis de s’exposer aux yeux d’autrui tout en recevant des salves de ravissement du fait d’un pouce dressé. Facebook faisant office d’exutoire à nos vies mornes et étriquées. Au moment de la crise financière de 2008, qui a entériné une défiance peut-être définitive à l’égard des institutions économiques et politiques, Twitter a donné voix au ressentiment et à la colère.

D’après des formules brèves qui ont favorisé l’assertion catégorique et conduisant vite à une brutalisation des échanges. Et au moment où l’industrie du numérique s’attelait à marchandiser l’intégralité de nos vies, elle a mis à disposition une interface destinée à se forger une aura symbolique. Instagram a conduit à opérer une stylisation publique de son existence en vue de monétiser son pouvoir de recommandation auprès de ses «suiveurs». Au final, ces plateformes n’auront concouru qu’à faire valoir la primauté de soi, à l’opposé de la fiction de «réseau social».

 

Pour vous, le numérique n’a pas contribué à l’émergence d’un « capitalisme de surveillance » comme l’affirme Shoshana Zuboff. Pourquoi ?

 

Ce qui caractérise la surveillance, c’est la récolte d’informations à des fins de contrôle disciplinaire. Ce dont n’usent que les États. L’industrie du numérique se fiche de nous épier mais entend pénétrer nos comportements – généralement avec notre assentiment – dans l’unique but de parfaitement baliser le cours de notre quotidien. En cela, il s’agit plus exactement d’un capitalisme de l’«administration de notre bien-être», dans lequel nous ne cessons de nous lover. Le temps ne doit plus être à la seule dénonciation des géants du numérique, qui nous défausse de notre part de responsabilité, et saisir que nos usages ont généré des formes de surdité entre les différentes composantes du corps social.

Principalement du fait de l’énonciation ad nauseam de nos opinions sur les réseaux sociaux. Ces pratiques ne faisant que consolider nos propres croyances, qu’attiser les tensions interpersonnelles et procéder d’une illusion de l’implication politique vu qu’en général elles se produisent hors de tout engagement concret. Une telle dissymétrie entre la parole et l’action représente un drame de l’époque.

 

Vous affirmez que nous vivons dans un état d’«isolement collectif». C’est-à-dire ?

 

En réalité, nous vivons un double échec. D’abord celui de politiques économiques toujours plus débridées et que nos corps et nos psychés ont payé au prix fort. Ensuite, le nôtre. Car plutôt que de nous atteler à faire pression sur les institutions politiques afin de renouer avec le pacte social, et à mettre en œuvre, chacun d’entre nous, sur le terrain de nos réalités quotidiennes, des situations plus souhaitables et vertueuses, nous en sommes arrivés à un état d’«isolement collectif». Situation que la crise du Covid va amplifier du fait de la brusque accélération de la numérisation de nos existences, manifeste dans l’extension en cours du télétravail. Les écrans s’érigeant comme la principale instance d’interférence entre les êtres.

Nous ne devrions pas seulement nous soucier de l’effondrement de la biosphère, mais autant d’une bonne écologie de nos relations. Faute de quoi, outre le réchauffement climatique, nous risquons d’assister à un embrasement des esprits devenus incapables de tisser des liens constructifs entre eux. C’est pourquoi, il faut plus que jamais «défendre la société», pour reprendre la formule de Michel Foucault. C’est-à-dire, pleinement renouer avec notre pouvoir agissant au sein de réseaux de solidarité. À l’opposé de l’expression sans fin de nos ressentiments qui nous minent et nous renvoient inlassablement à une impuissance mortifère. "

 

"Le temps ne doit plus être à la seule dénonciation des géants du numérique", entretien réalisé par Kevin Boucaud-Victoire paru dans Marianne, 6-12 nov. 20.