SUR QUELQUES ENJEUX DE "7 AU CARRÉ" / JAN BAETENS

2002

SUR QUELQUES ENJEUX DE SEPT AU CARRÉ / JAN BAETENS
Sept au carré, Les Impressions Nouvelles, Paris, Bruxelles, 2002.

De tous temps, l’écriture a dû se positionner par rapport à d’autres médias: l’oralité, dont les littératures modernes ne se sont détachées que progressivement et d’ailleurs sans jamais oublier les mirages et défis de la parole vive ; la peinture, dont la rivalité avec l’écriture est aussi ancienne et forte que ces deux pratiques elles-mêmes ; la photographie, qui a bouleversé au 19e siècle notre conception et surtout nos processus d’écriture, devenue captation du réel par main et cerveau interposés ; le cinéma, qui généralise au 20e siècle le principe du montage qu’avec Walter Benjamin on peut considérer comme le principe fondateur de la modernité.
Pour beaucoup, l’émergence, puis la diffusion de la culture digitale sont le point culminant, et partant la fin, le dépassement, de ce genre de combats “intermédiatiques” et “intersémiotiques”, puisque tout, dans ce nouveau régime, deviendrait indistinct. Les dispositifs multimédias combinent, mélangent, fusionnent les genres et les signes à tel point qu’écrire, au sens traditionnel du terme, perd toute autonomie et, peut-être, toute signification. Se replier frileusement sur l’écriture à l’époque multimédia, tout comme s’agripper à une seule lange à l’ère de l’ “anglais d’aéroport” (Koolhaas), s’abandonner à la littérature quand le langage est devenu, par mille et un systèmes de traitement de texte, langage-machine, tous ces gens semblent moins des gageures qu’une démarche décalée, nostalgique, coupée du réel, en tout cas du réel qui compte.

L’ambition et la réussite de Sept au carré est double.

D’un côté Eric Sadin se fait le séismographe de cette situation nouvelle dans laquelle l’écriture ne peut plus, sauf aveuglement réactionnaire, être dissociée des ensembles hétérogènes et multilingues qui composent la culture contemporaine. Sept au carré est donc un livre qui reflète, avec une justesse et un culot exemplaires, ce qu’il en est de l’écriture aujourd’hui. Le livre d’Éric Sadin offre une synthèse audacieuse de toutes les manières dont se manifeste le langage dans les espaces privé et public qui partout se chevauchent dans les villes modernes. Situé à New York, Sept au carré est de même résolument ouvert au croisement des langues et montre bien comment l’anglais s’incruste dans le français ou, plus exactement, comment divers systèmes et logiques d’anglais sont interconnectés dans l’espace de la ville et de la ville-miniature qu’est le livre. Enfin, le livre d’Eric Sadin est aussi une tentative de rendre compte de la mise en réseau des signes du langage et des signes de l’espace, qui de plus en plus s’interpénètrent, les signes du langage devenant eux-mêmes une partie de l’espace urbain et celui-ci n’étant plus que support de toute une série de signes d’écriture.

De l’autre côté, Eric Sadin prend aussi position dans le débat sur l’avenir de l’écriture. En inventant une nouvelle façon d’écrire, Sept au carré montre le chemin à la littérature de demain, obligée de composer avec la logique des réseaux multimédia. Or, cette nouvelle façon d’écrire ne consiste pas simplement à “copier” ce que l’écrivain observe autour de lui (cela, Sadin le fait aussi, et c’est déjà un incroyable pas en avant par rapport à ses collègues qui en sont toujours à chérir leur “style” personnel, sans se rendre compte que la société dans laquelle ils vivent a changé complètement). En effet, Sept au carré est avant tout une expérience d’écriture qui tente de porter à l’incandescence la logique même des réseaux de signes qu’il met en scène. Le livre n’est donc pas seulement documentaire, encore que cette valeur soit présente, il est aussi et surtout une tentative d’inscrire les signes dans des compositions nouvelles qui leur apportent une plus-value proprement littéraire. Le livre d’Eric Sadin part d’une charpente forte, à base numérique et géométrique, qui s’avère capable d’assurer à ses modules une hétérogénéité mais aussi une interaction maximales. S’il accorde (logiquement) une grande place à l’énumération, Sept au carré ne reproduit jamais le défilement ininterrompu de signes qui définit le contexte urbain. Il s’efforce au contraire de les sculpter en courtes séquences ayant chacune leur propre spécificité, qui en fait à la fois les maillons d’une chaîne et des îlots d’écriture autonome. C’est ici que la matériologie de l’objet-livre joue un rôle capital, car ce sont les propriétés de la double page d’une part et du volume d’autre part qui imposent au texte son rythme et sa segmentation, pour déterminer aussi l’éventail des paramètres susceptibles d’être régis par le texte. Comme chez Mallarmé, le réel semble fait ici pour aboutir à un livre, en l’occurrence un livre placé à tous niveaux sous le signe de “sept au carré”.

Est-ce à dire que Sept au carré“oublie” ce que les réseaux de signes contemporains peuvent avoir d’aléatoire, de chaotique, en un mot d’excessif ? Pas du tout, car le recours aux contraintes d’écriture n’est jamais mécanique. D’abord parce que le livre s’autorise des zones “franches”, plus exactement des zones transversales qui aident le lecteur à s’orienter dans le texte, à y circuler selon de nouvelles trajectoires qui s’écartent des pistes programmées (il est important de noter à cet égard que Sept au carré n’a pas de pagination, comme si Eric Sadin voulait permettre à son lecteur de déambuler à travers les pavés comme à travers les immeubles, un peu à la manière de Michel de Certeau qui opposait dans L’invention du quotidien la fixité du lieu matériel et la liberté de l’espace ouvert à son usage par le citoyen). Ensuite parce que la mise en jeu des règles d’écriture prévoit explicitement un facteur d’hétérogénéité : à l’intérieur des fragments d’une série, ce qui se cherche n’est pas la reprise et variation du même, mais le conflit et le contraste entre les occurrences. Enfin parce que la richesse et la variété des règles d’écriture est telle qu’une lecture unique n’est ni souhaitable ni même possible. Sept a carré est à la fois la carte et le territoire, et la tension née du va-et-vient entre l’univers textuel à découvrir par le lecteur et les explorations toujours différentes qui en sont faites, explique pourquoi le livre d’Éric Sadin est une expérience sans pareille.