"Un livre brillant" / L'Écho (Belgique / mars 2019
« C’est l’obsession du siècle. La priorité nationale. Le nouvel horizon du capitalisme. États, universités, entreprises – à commencer par les Gafam – investissent des sommes colossales dans l’intelligence arti- ficielle (IA) et l’exploitation des datas.
Dans cet essai brillant, en forme d’argumentation à charge, Sadin en analyse comme rarement les enjeux encore peu visibles. Que masque, en effet, l’enthou- siasme des évangélistes de l’IA et leur utopie d’une société fluide et optimisée? Rien de moins qu’une mutation civilisationnelle où ce n’est plus l’homme qui dicte ses règles à la technique, mais la technique qui gouverne l’humain.
Celui-ci n’est plus face à la machine; c’est elle, multisensorielle, qui l’environne et lui prescrit sa conduite. À des fins purement lucratives et utilitaristes s’instaure une nouvelle instance orientant tous les comportements individuels et col- lectifs au sein d’un nouvel ordre des choses. Car rien n’échappera à «la main invisible automatisée»: robotisa- tion de l’habitat, du recrutement et de l’évaluation, de la justice, des transports, de la médecine, de l’armée, de la gestion urbaine, etc.
La voiture "autonome" imaginée par Google – qui ne rêve que d’être à l’intérieur, conformément à son ambition revendiquée d’"organiser toute l’information du monde" –, est le symbole d’une société entièrement organique et s’autorégulant, fantasme d’un univers par- fait fonctionnant sans accroc.
Le tournant injonctif de la technique .
Avec cette hyperpuissance computationnelle, c’est un "nouveau régime de vérité" qui s’établi t: qui mieux que l’IA peut expertiser le réel et donc énoncer le vrai? Autorité sans pareille que traduit le "tournant injonctif de la technique" : pouvoir incitatif (un régime, un itinéraire), prescriptif (recrutement, octroi de prêt bancaire) et coercitif (emprise sur le travail). Les algorithmes imposent une nouvelle normativité où sensibilité, réflexion et décision humaines deviennent superflues.
L’auteur traque les impensés du "Léviathan numérique" dans ses moindres replis: "l’État digital" et technolibéral où la délibération politique le cède à l’administration automatisée – et largement privatisée – du réel ; l’ingénierie sociale testée actuellement en Chine (via le "crédit social") ; le conformisme et l’assujettissement intégral de la moindre séquence de nos vies à l’impératif utilitariste ; les nouvelles logiques de domination au travail qui nous transforment en "robots de chair", etc. Une totalité fluide et en quête d’optimisation permanente où les humains ne sont plus que "les appendices vivants d’une machine sans vie" (Marx) : un tel "avenir radieux" n’est que le "cauchemar d’une société heureuse".
Refusant de baigner dans ce placenta numérique, Sadin oppose à la gestion computationnelle et mercantile de la société les valeurs de l’humanisme et la primauté de l’action personnelle et collective. "La critique de la technique est devenue une affaire de courage civique" (G. Anders).
Contre l’ivresse des pseudo-évi- dences, un livre intelligent.
E.B. «L’intelligence artificielle ou le cauchemar d’une société heureuse», L’Écho (Belgique), mars 2019.