L’HYPERSURVEILLANCE / CYNTHIA FLEURY / L'HUMANITÉ
L’HYPERSURVEILLANCE
Cynthia Fleury
[Article paru dans L’Humanité le 25 février 2009]
L’accueil en chaire parisienne, au Conservatoire national des arts et métiers, de la criminologie a récemment fait grincer quelques dents… son titulaire, Alain Bauer, président directeur général d’AB Associates, société de conseil en sécurité publique et analyse de la délinquance, ne faisant pas l’unanimité. Faire l’unanimité, c’est pour un chercheur assez rare et finalement plus révélateur de la sociologie d’un système que de la réalité de sa compétence. Néanmoins, on peut légitimement s’interroger sur une telle nomination qui confère à un homme dont les thèses sont souvent jugées partisanes une légitimité académique. La criminologie aurait sans doute gagné davantage à recueillir une théorie de la sûreté plus critique.
Force est de reconnaître, hélas, que les apôtres de la technique de la surveillance ne manquent guère. C’est la nouvelle idéologie ambiante. Le mal nécessaire du siècle, dans le meilleur des cas et, dans le pire, l’illusion de la protection et de la prévention. Déjà, techniquement, un continuum ininterrompu de dispositifs de surveillance existe : « généralisation de l’interconnexion, de la géolocalisation, de la vidéosurveillance ; constitution de bases de données ; développement de la biométrie, de logiciels d’analyses comportementales ; miniaturisation des dispositifs ; présence de plus en plus fréquente de capteurs et d’étiquettes radio (RFID) ; menace terroriste ; agressivité marketing ». Certes, évitons de tomber dans la caricature et le fantasme de la toute surveillance : dans son ouvrage Surveillance Globale – Enquête sur les nouvelles formes de contrôle (Climats, 2009), Éric Sadin rappelle, à juste titre, les analyses de Michel de Certeau sur « les capacités de réappropriation individuelle, les usages propres, les tactiques et ruses singulières ». L’idée n’est donc pas d’ajouter la peur à l’ignorance mais d’envisager « l’exploration du champ de la surveillance comme un prisme d’observation privilégié de notre environnement contemporain ».
La première prouesse technologique est de rendre la surveillance virtuelle et invisible. La seconde de la rendre indissociable d’un large spectre communicationnel « qui reliera continuellement individus entre eux, objets entre eux, individus et objets, dans un milieu marqué par l’interactivité ininterrompue des corps et des surfaces (choses et espaces physiques), induisant quantité de variations environnementales (température, luminosité, gammes chromatiques…), rendues possibles par la présence de capteurs et l’introduction de puces dans les corps, qui établiront des équations - décisions paramétriques offertes par les logiciels -, configurant en temps réel les tensions entre personnes et qualités des atmosphères ». Inutile de construire de nouveaux panoptiques : ils sont désormais intériorisés et psychologiques : « L’inquiétante tension, poursuit Éric Sadin, entre visibilité et invisibilité des caméras favorise un climat de virtualité, ici entendue comme une possibilité sans cesse potentiellement à l’oeuvre, qui instaure un rapport à l’espace public et privé sous forme d’une intériorisation socialement inscrite du suivi ininterrompu des corps par des viseurs. »
Passer de la surveillance à l’hypersurveillance nécessite donc de mêler trois choses : la technique du numérique, l’idée d’incertitude et de risque, enfin les processus du marketing. L’ensemble crée ce modèle inédit de la surveillance et du contrôle et, qui sait, peut-être demain une conception de l’individu nouvelle, l’assimilant principalement à un témoin. En effet, la figure du témoin devient une sorte de métaphore finale de l’individu. « La fonction de témoin ne répond pas à un objectif unique ; le témoin indique a posteriori ce à quoi il a assisté, tout comme il peut signaler des faits qui sans lui seraient restés masqués, suivant une conduite susceptible d’informer heureusement une instruction aussi bien que de conduire à une dénonciation douteuse ou à une délation en cas de motif non fondé. »
Surveillance présente… et passée… car la mémoire de la Toile est astronomique et le droit à l’oubli ou à la trace effacée… improbable. « L’ambivalence des fonctionnalités offertes, souligne Éric Sadin, par les technologies miniaturisées (…) contribue encore pour une bonne part à ce phénomène surprenant d’insouciance collective, qui doit être rapproché dans sa collusion de confort et de complicité enchevêtrés aux paroles de La Boétie stigmatisant la propension humaine à se complaire dans un assujettissement pourtant théoriquement inacceptable ». Ah qu’il est dur d’aimer la liberté !