L’ÈRE DU NET AMBIGU ET DU TRAÇAGE CONTINU / FRÉDÉRIQUE ROUSSEL / LIBÉRATION
L’ÈRE DU NET AMBIGU ET DU TRAÇAGE CONTINU
Frédérique Roussel
[Article paru dans Libération le 21/03/09]
Michel Foucault a rappelé, dans Surveiller et Punir (1975), l’ingénieux dispositif imaginé par le philosophe anglais Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle. Le panopticon permet à un individu, dans une tour centrale, d’observer sans répit tous les prisonniers enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour. Le philosophe transcendait alors la fonctionnalité carcérale pour l’élargir à toute société disciplinaire. L’écrivain Philip K. Dick a imaginé, dans sa nouvelle Minority Report, située en 2054, que la justice pouvait arrêter les assassins avant leur passage à l’acte grâce à des extralucides capables de prédire les meurtres à venir. La surveillance doublée d’une prémonition du comportement humain…
Les deux idées traversent l’essai de l’artiste et écrivain Eric Sadin, organisateur d’un colloque sur ce thème en avril dernier au Palais de Tokyo, «la Globale Paranoïa». A son sens, l’humanité fonce aujourd’hui vers ce point de convergence extrême : être vu dans l’espace et dans le temps - y compris virtuellement - et être anticipé, soupesé, envisagé comme un coupable ou un pigeon potentiel.
La surveillance est immanente aux Etats soucieux de tenir leurs populations. «L’histoire de la surveillance remonte à des temps très lointains, elle apparaît indissociable des rapports de force qui peuvent s’établir entre nations, pouvoirs, individus», écrit Eric Sadin. Mais elle n’a jamais été aussi aiguisée, bénéficiant aujourd’hui de «la prolifération des technologies qui favorisent quantité de nouvelles applications, renforcent leur efficacité et rapidité, facilitent la mise en place de dispositifs de contrôle automatisés, et autorisent une sorte de maillage continu des corps et des objets». Les techniques du présent sont des plus indolores et des plus raffinées qui soient. Elles permettent une interconnexion généralisée, dont Internet serait le nœud et l’échangeur. L’interconnexion est indissociable de la géolocalisation, qui permet de situer les individus où qu’ils soient grâce à une «couverture satellitaire globale». «Le corps s’expose désormais comme une donnée, identifiée et traitée en continu sur des cartographies virtuelles, dont les pratiques ne restent plus repliées à la vie privée de chacun, mais produisent des séries de codes stockées sur des serveurs et gérées par des puissances de calcul toujours plus aptes à affiner et à exploiter la somme des informations recueillies.»
La vidéosurveillance participe au contrôle justifié, comme le reste, par les menaces terroristes. « On estime que chaque citoyen britannique serait filmé, selon différents "«angles", à trois cents reprises quotidiennement.» Et cette visibilité permanente «contribue insidieusement à développer une forme d’intériorisation de formes permanentes de surveillance dans les consciences». La biométrie, qui cherche à transformer des signes corporels (doigt, visage, iris…) en empreinte numérique, les nanotechnologies, les puces RFID introduites dans les objets quotidiens complètent la panoplie de traçabilité.
Mais la forme la plus sournoise de surveillance contemporaine se trouve, selon Sadin, dans la constitution de bases de données comportementales. La traçabilité des individus vise à pressentir le dessein des consciences, bien utile au marketing. Ainsi, paradoxalement, la liberté offerte par la technologie revient à s’enfermer soi-même dans le panoptique.
Avec Surveillance Globale , Sadin mène une réflexion dense et solidement argumentée sur ces fers invisibles qui nous cernent bien plus diaboliquement que des barreaux. Ne faut-il pas s’interroger sur sa propre servitude volontaire ?