"Et moi, et moi, émoi" / Les Inrockuptibles / 08/10/20

2020

Article de 4 pages dans Les Inrockuptibles, entremêlé de quelques phrases issues d'un entretien.

 

"Et si les poussées insurrectionnelles, la défiance vis-à-vis du pouvoir politique et le complotisme étaient des effets cumulés de deux décennies de pratique assidue d’internet et d’une aggravation des inégalités ? Dans son nouvel essai, le philosophe ÉRIC SADIN tire la sonnette d’alarme."

 

« LE 5 DÉCEMBRE 2018, LE PLATEAU DE BRUCE TOUSSAINT SUR BFMTV EST PARÉ DE NÉONS JAUNE FLUO de circonstance pour un live spécial sur “l’engrenage de la violence” dans le mouvement des Gilets jaunes. Invité à commenter un post Facebook dans lequel il écrivait qu’“il faudrait vraiment que samedi on soit tous unis jusqu’au bout et qu’on avance en direction de l’Elysée”, Eric Drouet, le chauffeur routier de Melun (Seine-et-Marne), lâche le plus normalement du monde : “Si on arrive devant l’Elysée, on rentre dedans.” Cette séquence médiatique largement commentée est pour le philosophe Eric Sadin “un signe du temps”. Et Eric Drouet, une manifestation patente de notre entrée dans L’Ere de l’individu tyran, titre de son nouvel essai.

 

Ou comment, à force de directs sur Facebook en mode selfie,
de posts Twitter incendiaires, de convoitise des chaînes d’information pour les affrontements spectaculaires et de ressentiment global vis-à-vis des institutions – a fortiori de leur clé de voûte, en l’occurrence Emmanuel Macron –, un individu convaincu de sa toute-puissance en vient à formuler
le dessein de renverser (à quelques-un·es) un président de la République, “presque avec l’aisance et la rapidité d’un clic”.

Lorsqu’il fait cette remarque, Eric Sadin, auteur d’une œuvre influente dans le champ de la techno-critique (La Silicolonisation du monde et L’Intelligence artificielle ou l’Enjeu du siècle, aux éditions L’échappée, en 2016 et 2018), ne se place pas en donneur
de leçon sur le fond, ni en moraliste politique de l’époque. Mais Eric Drouet n’en demeure pas moins pour lui le symptôme d’un phénomène caractéristique de la “perte d’un monde commun”.
“Ses souffrances, je les comprends, mais sa déclaration est hors-sol. Elle en dit long sur l’embrasement des esprits et sur le fait que ce sont désormais les affects qui parlent”, nous explique Eric Sadin autour d’un 
café crépusculaire, en plein rodage avant un entretien pour la chaîneYouTube ThinkerView.

 

Depuis 2009, cet ancien professeur en école d’art, qui chemine désormais en dehors des sentiers universitaires, ausculte les technologies du numérique sous toutes leurs coutures, et souvent avec un temps d’avance. Ce fut Surveillance globale (Flammarion, 2009) quatre ans avant l’affaire Snowden, L’Humanité augmentée (L’échappée, 2013), avant que l’apôtre du transhumanisme Laurent Alexandre ne devienne une figure médiatique controversée, ou encore La Vie algorithmique (L’échappée, 2015).

Son nouvel ouvrage procède à cet égard d’un pas de côté inédit. Ce ne sont plus les rouages économiques ni les accointances entre l’univers du numérique et le monde politique qui l’intéressent. Après vingt ans d’usage de plus en plus intensif des outils nés de l’internet, après l’avènement des smartphones et le déferlement des réseaux “sociaux”, le penseur s’attèle à mesurer leurs effets sur nos psychologies individuelle et collective. A l’instar de Roland Barthes dans ses Mythologies (une de ses références),
 Eric Sadin prend le pouls de la société en cherchant à débusquer ses impensés dans des gestes et des objets ordinaires ou culturels souvent chargés de sens. La consultation obsessionnelle et jamais interrompue des smartphones durant la marche (générant son lot de collisions); l’apparition de trottinettes électriques filant à toute vitesse sur le macadam et garées négligemment, sans égards pour les piétons ; le sweat à capuche permettant de s’isoler dans sa bulle ; la dimension immersive et spectaculaire de la console Wii, qui met le·la joueur·euse au centre du dispositif...

Tout semble indiquer une distance revendiquée avec le corps social, une tendance au repli sur soi, bref, “notre entrée en fanfare dans un monde atomisé”. Pour Eric Sadin, le film de Gus Van Sant, Elephant, sorti en 2003, porte déjà en lui les traces de ce tournant où la société s’est métamorphosée en “agrégats de solitudes”. L’amorce du nouveau millénaire n’est-elle pas d’ailleurs le moment où de nouveaux types d’attentats, “des tueries de masse perpétrées par des individus isolés”, ont vu le jour, à l’instar du massacre de Columbine en 1999 qui a inspiré le film ?

 

Mais c’est surtout la passion pour l’expressivité qui témoigne aujourd’hui de ce changement d’être au monde, où l’individualisme extrême se loge partout. Né en 2006, Twitter est à la fois le symptôme et le catalyseur de cette propension à la déclamation. Comme Facebook, cette plateforme a mis
en place une série de techniques fondées sur la flatterie, et donne ainsi à ses utilisateur·trices la sensation électrisante de s’impliquer pleinement dans les affaires du monde. Dans la twittosphère, un retweet ou un like peut très vite vous propulser au niveau de célébrités allant de Donald Trump à Kanye West – deux utilisateurs compulsifs du réseau de micro-blogging. “Ce qu’implique cet univers si ensorcelant, c’est que chacun, à toutes les échelles de la société, se figure évoluer dans des sphères supérieures, générant une dynamique collective d’une représentation boursouflée de soi”, écrit Eric Sadin. Et il ajoute, faisant écho à la saillie d’Eric Drouet : “Twitter participe de cet air du temps – tout en y contribuant au premier chef – où les êtres cherchent à s’affirmer, non pas tant en vue de patiemment défendre un point de vue, de tenter de convaincre des interlocuteurs, que d’imposer leur perception des choses. Comme si la perspective de nouer des liens constructifs par le dialogue était dorénavant abolie et que ne comptait plus que le besoin irrépressible de se faire entendre et d’exprimer son trop-plein d’affects.”

 

Les raisons de ce nouvel éthos individuel – qui se signale par une méfiance grandissante, une passion pour des figures usant souvent de l’invective, ou encore une inclination au complotisme – ne résident cependant pas entièrement dans les vices des nouvelles technologies. Tout l’intérêt de L’Ere de l’individu tyran consiste justement dans le décentrement du regard de son auteur. Si l’air du temps est à la fronde, à la désignation à la vindicte populaire et au déni d’autrui, c’est aussi que la “mémoire des peuples” est tenace. Et que depuis les années 1970, sous les coups du néolibéralisme, de la désindustrialisation et du tournant de la rigueur – entre autres –, les peuples ont beaucoup souffert. Dépossédés de
leurs rêves et remontés à bloc contre un ordre majoritaire honni, ils demandent donc réparation. C’est là que le piège se referme : les technologies du numérique leur offrent
la possibilité d’assouvir ce besoin irrépressible de se faire entendre, de
dire leur conscience lucide et massive de l’échec du modèle néolibéral, tout en s’assurant de les neutraliser politiquement. “Ces technologies nous induisent en erreur en nous laissant penser que la politisation de sa propre vie consiste à se la raconter du matin au soir publiquement. C’est une catastrophe, et un échec”, se désole le philosophe.

 

C’est ce cocktail détonant, cette saturation vaine des espaces d’expression virtuelle, qui qualifie l’ère de l’individu tyran. “L’impression conjointe d’avoir, génération après génération, été trahi, d’avoir vu tant d’espérances déçues, tout en ayant dans les mains des dispositifs offrant des formes de souveraineté personnelle, a fait surgir un terrain hautement implosif, totalement inédit, qui caractérise au premier chef ce tournant des années 2020, explique Eric Sadin. Car c’est dorénavant sur ses propres forces, et muni de tout son appareillage technique – vécu comme une sorte de seconde nature –, qu’il faut avant tout compter. La prépondérance de sa propre autorité s’impose comme une norme de conduite appelée à être toujours plus étendue.”

C’est pourquoi cette ère où la valse des humeurs populaires casse le rythme des berceuses politiques n’est pas celle des “populismes”, comme le soutient par exemple le sociologue et historien Pierre Rosanvallon. “A mon sens, nous ne sommes en aucune manière confrontés à une montée des populismes, ni en aucune manière à une récidive des années 1930 – analogie qui empêche de saisir la substance en tout point unique de notre temps en créant des effets d’équivalence, nous explique Eric Sadin.
 Je pense que nous avons plutôt affaire à une nouvelle condition de l’individu contemporain. Nous sommes face à une impossibilité de catégoriser de façon massive les phénomènes et de croire à des discours collectifs.”

 

Le philosophe a d’ailleurs profité de la présence de Marlène Schiappa aux éditions Grasset pour lui remettre un exemplaire de son livre dédicacé à Emmanuel Macron, qu’il estime être “le premier président de l’ingouvernabilité permanente” – un état de défiance viscéral à l’égard des instances de pouvoir et de rupture des liens entre gouvernants et gouvernés. En 2001, dans le documentaire de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat, Pierre Bourdieu touchait du doigt de manière prémonitoire le caractère éruptif, provisoire et atomisé de soulèvements orphelins d’une direction politique commune : “Tant qu’on brûlera les voitures, on enverra les flics. Il faut un mouvement social, qui peut brûler les voitures, mais avec un objectif.

 

Vingt ans plus tard, internet et le web 2.0 ont accentué cette “monadisation du monde” et des luttes.
Eric Sadin met au jour cet isolement collectif qui nous enserre, avec une pointe de pessimisme. Sans socle politique commun, dissiper la brume électrique de notre temps pourrait s’avérer une mission impossible.»

 

Mathieu Dejean, "Et moi, et moi, émoi", Les Inrockuptibles, 8-15 octobre 2020.