ENTRETIEN AVEC JAN BAETENS : ENJEUX DE "7 AU CARRÉ"
ENTRETIEN AVEC JAN BAETENS : ENJEUX DE "7 AU CARRÉ"
NOV. 2002
"7 au carré" est sans conteste le livre le plus étonnant, le plus novateur de l’année. D’abord comme objet, puisqu’il ne ressemble vraiment à rien de connu : les quelque cent pages du livre sont comme un kaléidoscope des signes et des récits de la ville moderne (New York en l’occurrence), qui se voit décrite, voire photographiée textuellement dans la diversité étourdissante de ses images et de ses bruits. Ensuite comme projet, puisqu’il renoue, avec une audace qu’on croyait disparue de la littérature française, avec les “tentatives de description” du monde moderne dont les derniers grands exemples remontent déjà à Michel Butor. (Jan Baetens).
7 au carré est un livre sur lequel vous avez travaillé pendant trois ans et dont les orientations ont dû changer pas mal au cours de ce temps. Quel est exactement le rapport entre le présent volume et le projet initial, et de quelles façons ce projet a-t-il "bougé" en cours d’écriture ?
Le cadre très tôt a été arrêté : une structure composée de sept séries nettement différenciées, renvoyant à des référents propres, chacune constituée de sept modules, construits selon des principes de distribution jouant de l’usage d’une modalité exclusive de ponctuation, d’un seul temps déterminé, d’un pronom unique… Ce ne sont donc pas tant les orientations qui se sont modifiées que la nature du jeu avec chaque "bloc" de texte, dont l’objectif systématique défini par le cadrage préalable, visait à développer la plus grande différence compositionnelle à l’égard des autres modules ou "bloc" d’une même série. La construction de chaque module devenait à la fois le résultat d’une élaboration a priori (les cadrages ou réglages de l’ensemble) et d’une expérience développée à un moment particulier distinct du précédent et du suivant, qui mettait à distance la conception a priori au profit de l’immanence de l’expérience de l’écriture qui se déploie dans le temps, ou dans les différences de temps…
Cette double strate a été intégrée comme une donnée "naturelle" du processus, dont un des enjeux consistait à amplifier toujours davantage les jeux de différence, évidemment encouragés par la structure générale, mais redoublés par le déploiement temporel de l’écriture, par l’expérience quotidienne marquée par la modification environnementale, physique, psychologique, cognitive… Cette organisation structurée au sein d’un même ensemble et composée de "sauts successifs" entre les séries et modules a encore permis la "mise en séquence" de l’ouvrage, entendue comme une traversée d’événements individuels et singuliers, cependant "connectés" entre eux, par la structure en réseau mise en place et les écarts entre chaque texte rendus manifestes par un large référent commun (les événements produits au croisement de la 7e avenue et de la 49e rue à New York).
Que 7 au carré soit un livre, n’a plus rien d’évident. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir malgré tout le support traditionnel du livre pour accueillir une démarche aussi novatrice ? Une version digitale n’aurait-elle pas été plus logique ?
Le projet de 7 au carré, est conçu pour s’inscrire délibérément dans le cadre propre du livre. Il joue avec la surface spécifique de la double page, de la "mise en séquence" permise par la succession des pages qui fait se succéder des blocs de textes distincts, de l’utilisation d’une police propre pour les modules de chacune des séries, d’une mise en page caractéristique à chaque texte d’une même série… Donc le projet général de l’ouvrage développe des principes de formalisation physiques et ergonomiques qu’autorise l’objet-livre et qui intensifient certains enjeux à l’œuvre dans le texte – particulièrement les notions de "séquences" et de "différenciation" entre chaque bloc de textes. En outre la prise en compte de la physique propre du livre permet dans le cas précis de 7 au carré, de rendre encore plus perceptibles les jeux de construction mis en place, fondés sur des structures singulières, distinctes, polyformelles, et entrelacées.
D’un autre côté, le texte joue avec des procédés textuels qui se développent à l’écart du livre, qui sont notamment à l’œuvre sur les réseaux (chat, mails, sms, langages de hackers…), ou dans l’espace urbain (noms de marque, slogans publicitaires, signalétique, formules génériques commerciales…), en vue de les "importer" dans le cadre propre du livre, de leur faire subir des procédures d’exemplification, non pas tant de décontextualisation que de recontextualisation dans le livre, et mises en relation avec d’autres modalités d’écriture, à l’intérieur d’un redoublement de la notion de réseau qui explore l’étendu des jeux de langage contemporains, leurs différences d’usage et de structure. Le texte opère des articulations entre eux, dans une large mise en séquence de leur différence, suivant un spectre composé d’expériences langagières distinctes et superposées, qui à mon sens fondent notre expérience quotidienne de la langue, placée sous les régimes de la multiplicité, de l’hétérogénéité et de la superposition ramifiée.
En outre, à l’intérieur de l’environnement contemporain marqué par la démultiplication des cadres d’inscription et de visibilité de l’écrit (ordinateurs, téléphones portables, bornes interactives, organiseurs, livres électroniques, écrans géants, voix de synthèse), mais également par la persistance de l’imprimé qui maintien – contrairement à ce qu’on pouvait penser il y a quelques années encore – une économie du papier en constante expansion; bref, à l’intérieur de cet environnement singulier et complexe, la position du poète contemporain consiste à mon sens, à se confronter à un double défi : à la fois analyser les conditions de transformations de nos rapport à l’écrit (dimension sémiologique), et à la fois développer une capacité fluide de "circulation" entre des cadres distincts, dans le plaisir de l’expérimentation et de l’exploration de la spécificité de chacun des objets et de ce qu’ils permettent comme jeux langagiers et perceptifs inédits. C’est dans cet esprit que je travaille à une "version multimédia" du projet, qui vise à explorer les jeux de différences induits par le "transfert" des règles formelles du texte dans un environnement qui autorise l’usage du son, de l’image fixe et animée, de l’animation 3D, selon une libre circulation qui à la fois veut respecter la singularité de chaque protocole et à la fois expérimenter les incidences syntaxiques et perceptives induites par ces déplacements de cadre.
Votre livre est à la fois extrêmement dense et parfaitement maîtrisé, il a l’ambition de capter un tout qui inévitablement le dépasse tout en obéissant à une architecture interne très voyante. Comment est-ce que vous voyez la relation entre ces deux dimensions, l’une centrifuge, l’autre centripète de 7 au carré ?
L’ouvrage est agencé selon des principes architecturaux rigoureusement distribuées conformément à une systématique qui vise la plus grande différence entre les modules et entre les séries. Un des enjeux consiste à se défaire de la question du style au profit de la mise en place d’un spectre aussi large que possible de modalités d’écritures hétérogènes, rendues possibles par les cadres mis en place, et rendues nettement perceptibles (il y aurait tant de choses à dire concernant la question de la perception dans les corpus poétiques modernes et contemporains). Un des autres enjeux vise à "connecter" ces modules entre eux, à la fois productions autonomes, et à la fois surfaces intensifiées par leur mise en relation continue par le fait de référents communs, qui découvrent un "kaléidoscope" de compositions uniques cependant inscrites dans un même ensemble : un "récit" situé au croisement de la 7e avenue et de la 49e rue.
En outre, le cadrage de chacun des textes autorise ensuite une infinité de jeux, un rapport tendu et ludique à la règle qui représente un rapport actif à la langue, à l’écart de toute projection psychologique, de toute visée métaphysique, de voile herméneutique. Enfin une des données essentielles dans la composition d’ensemble est la présence d’une huitième série nommée "hors-série", dont la fonction consiste à contredire l’ensemble, à encourager encore l’apparition d’autres lignes de fuite, marquant la limite structurelle, esthétique et même éthique de toute architecture finement élaborée, dégageant ainsi d’autres types d’effets, d’autres jeux et résonances, à l’intérieur d’une "grille" où géométrie et courbe s’entrecroisent (à l’instar de la structure urbaine de New York, à ce sujet, je renvoie au Broadway Boogie Woogie de Mondrian).
Une des très grandes nouveautés de votre écriture est le côté plurilingue. La fusion de l’anglais et du français est parfois poussée très loin, à tel point qu’on a parfois l’impression que vous écrivez dans une sorte d’"entrelangues", qui est pourtant parfaitement lisible, pour ne pas dire parfaitement transparente aux yeux du lecteur. Écrivez-vous "franglais", ou s’agit-il de tout autre chose ?
Question éminemment complexe qui met en jeu le fait devenu universel du rapport entre chaque idiome local et l’anglais – devenu vecteur quasi-exclusif de communication entre individus parlant des langues distinctes. Bien sûr il existe de nombreuses zones de forces qui cherchent à contrer cette prééminence (les exemples sont multiples en France, à Québec, en Amérique hispanophone…), mais je dis souvent que l’anglais a déjà largement gagné la bataille, car ce qui engage prioritairement les relations entre individus de la planète est motivé par l’échange commercial, dont la langue largement majoritaire qui règle les circulations de documents est évidemment l’anglais. A mon sens cette question regarde de face la recherche poétique, en ce qu’elle doit pouvoir jouer de cette situation tout à fait singulière dans l’histoire de l’humanité (nous savons qu’au XVIIIe siècle, le français avait une position assez majeure, mais cela regardait uniquement les élites européennes; aujourd’hui la terre entière parle un "anglais d’aéroport" comme dit Rem Koolhaas), en jouer, c’est-à-dire prendre en compte cette situation à plusieurs titres.
D’abord, il est possible d’affirmer que d’une certaine façon chaque langue nationale est devenue une "langue mineure" (au moins symboliquement) en regard du phénomène de l’anglicisation toujours plus expansive. Ensuite, je relève qu’il existe désormais une infinité de formules rédigées an anglais "générique" (mais doit-on encore parler d’"anglais" ?, il s’agit probablement d’un nouvel idiome qui s’étend chaque jour davantage par le fait de l’intensification de la circulation des personnes et des marchandises, de l’expansion d’internet et du régime télévisuel), qui composent un index linguistique capable de devenir un matériau d’exploration poétique (c’est en tout cas un des enjeux de 7 au carré). Evidemment une position complexe relativement à cette situation complexe ne consiste pas à opérer un repli identitaire sur sa propre langue (et qu’est-ce qu’au juste "sa propre langue" à un moment historique où nous sommes traversés – tant dans la perception que dans l’usage – par quantités de flux langagiers hétérogènes ? Elle ne consiste pas non plus à mon sens à "se fondre" innocemment et sans distance dans l’usage de cette "langue", mais à exemplifier certaines pratiques, à déjouer certaines formules, et plus encore que cette attitude assez négative, à construire des jeux formels qui explorent cette mixité et cet entrelacement de plus en plus fréquents; c’est conformément à cette exigence que 7 au carré est en partie composé.
Souvent, vos textes, qui sont clairement des textes qui se trouvent au-delà du clivage prose/poésie, sont publiés dans des revues de poésie. Est-ce que cela signifie qu’à vos yeux il n’est plus possible de trouver des échos du côté de la prose et du roman ? 7 au carré, pourtant, est un livre qui peut (aussi) se lire comme un roman.
L’opposition prose/poésie appartient à une longue histoire fondée sur des structures culturelles qui ne sont plus les nôtres : opposition entre continuité narrative et césure qui vise le rythme, le nombre, l’harmonie, la dissonance… bref…, il me semble que s’il demeure une chose à retenir de cette fracture, c’est la rupture opérée entre l’absolue priorité accordée au référent (la prose narrative au kilomètre qui s’imagine que l’important est de développer une "bonne histoire", et bien sûr avec du "style", on croît rêver !), et entre la poésie qui se soucierait surtout de questions de langage et formelles. Mais cette rupture ne peut se formaliser par la sempiternelle césure, par le retour à la ligne, cela se formalise à mon sens d’abord par une large exploration des phénomènes de transformations contemporaines de nos rapports à l’écrit (nous vivons un moment historique de bouleversement majeur notamment dû au double fait capital de la numérisation et de l’interconnexion), qui induit de facto d’autres types de rapport à la langue, au texte, aux relations entre écrit, image, son… Cette complexité contemporaine représente à mon sens un double défi "poétique" : l’exploration de ces mutations décisives (travail que j’entreprends depuis quelques années avec éc/artS, et les colloques transversaux que j’organise avec différents spécialistes, et qui me conduisent à développer un corpus théorique qui vise à évaluer l’incidence de ces transformations sur la recherche poétique; ces textes recouvrent à mon esprit une double valeur superposée : théorique et "poétique".
Ensuite cela appelle l’intégration de certains de ces enjeux langagiers dans la production de textes inscrits dans le livre (7 au carré par exemple), mais appelle également à "circuler" entre cadres différents, à développer des dispositifs textuel inscrits selon des formalisations distinctes. Cette libre disposition à passer d’un cadre à l’autre représente selon moi une nouvelle forme – contemporaine – de césure poétique, et qui affirme de facto le refus accordé à la priorité du référent, dans un souci de développer des jeux textuels inscrits à l’intérieur de protocoles aux principes de fonctionnement dont il faut tenir compte et qui ouvrent une infinité de nouvelles procédures "poétiques" à expérimenter.
Comment est-ce que vous définiriez la lecture idéale de votre livre. Faut-il l’imaginer à l’écran ? Le livre à haute voix ? Le parcourir de A à Z ou au contraire naviguer librement d’une séquence à l’autre ? Faut-il penser que seule une performance multimédia de l’auteur lui-même est capable de donner accès à toutes les richesses de l’œuvre ?
Evidemment, il ne peut y avoir de lecture idéale, mais l’ouvrage est d’abord un livre, un objet qui appelle des jeux de manipulation, conçus pour être parcourus du début à la fin, mais l’absence de numérotation des pages signale la possibilité de "circuler" selon d’autres réseaux, mais cela ne constitue pas l’horizon idéal de lecture, c’est juste une possibilité ouverte qui rendrait possibles d’autres événements perceptifs; le livre est construit pour être lu du début à la fin mais pour un "récit" qui lui, n’a ni début, ni milieu, ni fin, mais est le résultat d’une procédure de distribution des différents blocs selon un certain ordre, et qui a constitué une deuxième strate d’agencement ou d’"écriture" (cet enjeu-là d’un deuxième moment de l’écriture envisagé comme un "montage" est évoqué dans un des textes "hors-séries"). Maintenant la version multimédia constitue un tout autre projet (ou un projet "successif", conçu "après" ou "d’après" le texte initial), donc nécessairement différentiel; la nature de cette différence, induite par des principes de formalisation distincts – autres cadres techniques – constitue l’enjeu majeur de ce "second" projet, nommé 7_au_carré_ reengineering.
7 au carré est une vraie fiction, je veux dire un livre qui prend le risque de s’abandonner à la fiction. En même temps, on sent bien que le texte doit beaucoup à certaines recherches théoriques. Pourriez-vous préciser quels auteurs vous ont le plus aidé à écrire ?
Concernant la question de la fiction et du récit, ma position pour une fois est très simple ! : le référent est un paramètre parmi d’autre, il ne représente ni le souci prioritaire qui occulte les questionnements formels, il n’est plus non plus le legs hérité de la tradition réaliste qu’on éviterait car il détournerait des soucis formels et langagiers, non, à mon sens, il est un paramètre parmi d’autres, c’est-à-dire qu’on doit se soucier de le "disposer" dans l’ensemble de la composition, au même titre que les soucis relatifs à la ponctuation, à la police de caractère, aux principes graphiques, aux jeux d’écarts, de disjonctions, de répétition, bref, on doit s’efforcer de le distribuer à sa juste place ni plus ni moins et ce, en explorant la mosaïque de matériaux disponibles qu’il s’agit d’entrelacer selon des jeux de spécification, de stratifications multiples qui fondent la complexité structurelle d’un texte : cela représente exactement le projet de 7 au carré, dans sa genèse, dans son élaboration, et je l’espère dans son expérience de lecture.
Quant à la théorie, je suis convaincu que la complexification des situations contemporaines appelle l’exploration théorique, la recherche, l’observation, envisagées comme de multiples strates constitutives d’une activité poétique délibérément confrontée aux complexités langagières, entremêlées à des enjeux d’ordre comportemental, technologique, culturel, anthropologique. C’est l’ensemble de ces dimensions que je me suis efforcé d’observer et d’analyser durant un séjour de six mois à la Villa Kujoyama au Japon, et qui fera l’objet d’un ouvrage de 500 pages composés d’images photographiques et de textes, dont le titre est Times_of_the_signS, et qui représente une enquête sur l’inflation des signes dans l’espace urbain japonais contemporain.
Pour ce qui est des auteurs, je crains que la liste que je pourrai dresser ne soit assez commune : Flaubert, Joyce, Stein, Faulkner, Beckett, Simon… bref, mais les corpus qui revêtent depuis des années le plus d’importance à mon esprit sont souvent produits par des architectes ou des anthropologues, des philosophes, et ce bien davantage que par des poètes. L’architecte Rem Koolhaas revêt à mon esprit une importance particulière, notamment par le fait de la formidable tension qu’il opère entre théorie et pratique, par la nécessité qu’il ne cesse de formuler de mener des stratégies d’observation comme étant indissociables et consubstantielles d’une production architecturale à la fois informée et complexe. Je me sens très proche de ce positionnement éthique et esthétique, qui vise pour ma part à entrelacer sans cesse observation des phénomènes contemporains de transformation de nos rapports aux signes, et production de dispositifs textuels circulatoires le long de cadres multiples, et qui cherchent à explorer les spécificités typologiques et les nouveaux horizons ouverts et offerts, tant par le livre que par les nouveaux protocoles techniques qui appellent à développer des jeux de langage et des principes compositionnels selon des axiomatiques qui restent entièrement à construire.