DE LA BIOMÉTRIE A LA BIOTRANSPARENCE / ENTRETIEN LE TEMPS GENÈVE

2009

DE LA BIOMÉTRIE A LA BIOTRANSPARENCE

LE TEMPS (GENÈVE), MAI 2009.
Entretien avec Luc Debraine

Le Temps : Vous dites dans votre livre qu’un système biométrique s’accompagne de plus en plus d’un fichier centralisé. C’est précisément un des enjeux de la votation du 17 mai en Suisse. Expliquez-nous cela.

Eric Sadin : Il existe la biométrie sans trace et la biométrie avec trace. La première permet l’authentification d’un individu grâce au croisement de l’analyse d’une partie du corps et d’informations correspondantes stockées sur une carte à puce. Un corps correspond à une information, un document à une identité. C’est la fonctionnalité initiale. On pourrait dire que l’on s’arrête là, que c’est suffisant pour éviter les fraudes. Or, il est possible d’avoir une seconde approche, celle de la biométrie avec trace. Celle-ci consiste à centraliser les données biométriques. Le système va rechercher dans une base de données les références de la personne contrôlée. En stockant des données sur un serveur central, on peut gérer de manière plus rationnelle, plus pertinente et plus efficace l’identification et le suivi des individus. C’est un tout autre effort de visibilité globale des personnes, de leurs mouvements, de leurs passages de frontières, de leurs actes, de leur appartenance à certains types de populations, à leur histoire personnelle, etc. Nous ne sommes plus ici dans la mission initiale de la biométrie. Qu’on arrête donc de nous raconter des histoires: il est tout à fait possible de se contenter de la biométrie sans trace, c’est-à-dire de l’identification. Dans la majorité des cas, cela suffit.


– Mais l’introduction des passeports biométriques dans le monde est souvent doublée par la création 
de fichiers centralisés, non ?

– C’est effectivement de plus en plus le cas. Cela représente une possibilité supplémentaire de lutte contre la fraude et l’usurpation d’identité. Mais nous sommes actuellement dans une période de gestation. Le droit n’est pas encore entièrement écrit. Et c’est dans ces périodes qu’il faut des débats, des contestations citoyennes, ou des votations comme en Suisse. La technologie va plus vite que les lois. On ne réfléchit jamais assez sur les possibles effets collatéraux de ces innovations technologiques.


– En Suisse, les défenseurs de ce fichier centralisé disent qu’il pourrait être utile en cas de perte de passeport. Ce fichier aurait donc bien aussi une utilité pratique ?

– Sans doute. Il peut être utile dans le cas d’une usurpation d’identité. Mais il faut se poser la question de la possibilité que ce fichier soit agrégé à d’autres types de données centralisées. Les informations sur les individus gagnent en sophistication précisément grâce à ce croisement de données hétérogènes entre elles, qui dressent des profils de plus en plus précis. D’autres fichiers, ce sont aussi d’autres possibilités d’usages dans le futur. Nous sommes confrontés ici à une situation anthropologique inédite: une nouvelle visibilité des corps dans leurs histoires et dans leurs actes. Nos répliques numériques stockées sur des serveurs nous rendront toujours plus accessibles et plus transparents. Et même biotransparents.


– Anthropologie? Ces technologies de surveillance questionnent-elles vraiment l’identité humaine ?

– Nous disséminons désormais nos données personnelles partout. Sur le Web, les blogs, les réseaux sociaux, à une frontière, à la caisse d’un supermarché avec notre carte de fidélité. Cela revient à défaire certaines dimensions historiques du pacte social. La surveillance met par exemple en jeu la dimension déclarative de l’identité. Avant, on disait «je m’appelle Untel». On vous croyait. En cas de doute, vous montriez un document. Aujourd’hui, la biométrie automatise l’identification des personnes. C’est un changement anthropologique important. Nous avons aujourd’hui de plus en plus d’informations les uns à l’égard des autres. Et des institutions à l’égard des individus. Le droit historique des individus à maintenir une part de leur existence à l’abri des regards est remis en question par ces instruments automatisés de repérage. Le corps devient une surface plane qui peut être entièrement scannée et indexée.

– Vous dites que la biométrie n’est qu’une étape dans l’histoire de la surveillance. Nous aurons bientôt des implants qui seront autrement plus efficaces que les mesures numériques des organes 
humains…

– Les techniques biométriques se développent et se diversifient. Aucune n’est fiable à 100%. Elles sont onéreuses. Et il existe une sorte de lourdeur biométrique. Il faut mettre le doigt sur un écran, passer sous des portiques, rester immobile pour que la rétine soit analysée, poser à une certaine distance et sous une certaine lumière pour la photo d’identité. Ces technologies seront à mon avis vite supplantées par la généralisation d’implants dans les corps, à la fois plus fiables et offrant des fonctionnalités plus nombreuses et plus puissantes. Comme le suivi des déplacements, les communications, les achats, les états de santé, les régimes alimentaires… L’implant de puce électronique existe déjà pour les animaux, pour les paiements dans des boîtes de nuit. Dans les cinq à dix ans à venir, les implants indolores, soft et intégrés représenteront le top de la surveillance globale. Plus de défauts, plus de lourdeur. Mais de la rapidité, de la facilité. On se dirige vers des relations entre êtres et machines fondées sur la vérification continue des identités et la mémorisation d’un nombre toujours plus étendu de déplacements et d’actions quotidiennes.


– A vous entendre, c’est une fatalité. Autant s’habituer à cette biotransparence. On sera à l’avenir plus regardé, surveillé et mesuré, c’est ainsi.

– Non! Il ne s’agit surtout pas de s’habituer! Cela voudrait dire que les technologies et ceux qui les mettent en place auront raison de nous. A nous de veiller qu’il n’en soit pas ainsi. Il faut susciter le débat et la réflexion. Mettre en place une vigilance bien structurée. Il faut demander au législateur de fixer des limites. Mais pour cela, il faut être informé. Ne pas être au courant de ce qui se passe, c’est laisser libre champ à la perception fantasmatique de la surveillance. C’est encourager la peur. La représentation du contrôle des individus est toujours proche de l’illusion de la théorie du complot. Or voilà: la surveillance n’est pas une fatalité! Elle nous concerne tous en tant qu’individus. Il faut pouvoir dire ce que nous souhaitons et nous ne souhaitons pas. Il faut encourager l’élaboration de limites légales qui indiquent les bornes. Des bornes qui doivent être absolument incontournables au nom de principes démocratiques inaliénables.


– La vie privée est-elle une sphère 
au diamètre immuable, ou cette dimension peut-elle changer 
sous l’évolution des technologies ?

– Il y a désormais un consentement à être vu et exposé aux yeux anonymes du monde. Notre part privée est de plus en plus captée et collectée. Nous sommes dans un nouveau paradigme relationnel qui autorise la libre et minutieuse auscultation de l’autre. Nous sommes pris dans une maille globale où chaque individu estime avoir gagné le droit d’obtenir des informations à l’égard d’autrui autant que de concéder une mise à nu de soi. C’est un plaisir nouveau: s’exposer, s’exhiber et voir les autres grâce aux réseaux sociaux du Web, ou aux émissions de téléréalité.


– Que voulez-vous dire 
par «paradigme relationnel» ?

– Le rapport à l’autre est depuis toujours fondé sur une part d’ignorance, de vide. La part cachée, la surprise et l’incertitude de la rencontre, la découverte d’un visage et d’une identité structurent habituellement la sociabilité humaine. Or toutes ces dimensions sont actuellement défaites par le désir d’information sur l’autre, avant même de l’avoir rencontré. Désormais, quand nous rencontrons des gens, nous en savons beaucoup sur eux. Il suffit d’utiliser Google, de lire des blogs ou d’aller sur Facebook.


– Avec quelles conséquences ?

– L’introduction d’une intelligence artificielle entre les individus. Entre vous et moi se dressent une quantité d’écrans virtuels. La qualité de notre relation est décidée par des algorithmes. Nos relations sont de plus en plus préparamétrées par des tierces en fonction de nos actes, de nos goûts, de nos habitudes. Je perçois de plus en plus l’autre par la procuration d’une intelligence artificielle.


– La vie privée peut-elle disparaître à force d’être exposée aux quatre vents et mise en réseau ?

– Si je définis par exemple ma vie privée comme mon état thérapeutique et ma sexualité, qui sont tout de même deux dimensions capitales dans l’existence privée d’un individu, de plus en plus de tiers y auront accès. Y compris les «études de qualité» du marketing. Ce qui historiquement était entendu comme vie privée est en train de tendre vers la transparence des individus. La fin de la vie privée, ce serait l’agrégation totale et globale des données hétérogènes qui nous concernent. A nous, encore une fois, d’être vigilant. Et de fixer des limites légales.