Entretien Chronic'art#74 / La Société de l'anticipation

2011

 CHRONIC'ART #74 (nov-déc 11) – DOSSIER SPÉCIAL SUR "LA SOCIÉTÉ DE L'ANTICIPATION"

Entretien réalisé par Tristan Ranx.

Chronic'art : La société de l’anticipation que vous décrivez puise ses racines dans ce que Saint Augustin appelait le « Présent du futur ». Ca veut dire quoi, aujourd’hui, prédire le futur ?


Eric Sadin : Cette propension relève d’un fond anthropologique ancestral. Saint Augustin, par cette notion de « présent du futur », signalait que le monde est semé d’indices ; certains savent les interpréter, d’autres y sont aveugles. Ces indices ne parlent pas d’eux-mêmes, mais recouvrent, pour qui sait les analyser, une valeur de projection relative à des événements susceptibles d’advenir. Ce qui singularise l’état contemporain de la technique, c’est qu’elle autorise désormais une forme de divination grâce à des modèles capables d’interpréter les données suivant une portée anticipatrice. A quoi renvoie cette volonté d'anticipation ? A la double ambition de sécuriser et d’optimiser le cours des existences. Velléité favorisée par nos sociétés éminemment anxiogènes et par la frénésie de la concurrence économique. Large processus rendu possible par le fait de la dissémination exponentielle des données, ce qu’on appelle les « Big Data ». Certes, les Etats s'y intéressent, mais c'est surtout le champ économique qui s’efforce de capitaliser ce à quoi elles ouvrent en termes d’élaboration de nouvelles stratégies. Les Etats se saisissent de données d’ordre civil et sécuritaire, mais je considère que cela représente bien peu au regard de la puissance du marketing contemporain qui constitue des bases de données toujours plus massives. C'est le marketing qui est à l’avant poste de la connaissance des individus. Or depuis peu, j'ai remarqué qu'il ne se satisfait plus des états de fait, c'est-à-dire des choses qui existent déjà, mais cherche à développer des modèles prédictifs qui ont le mérite de dégager de « nouveaux horizons » en terme de propositions. C'est « l’accointance en germe » qui est saisie et signalée. Nous sommes dans le rêve ultime du marketing. Il s'agit, dans les faits, d’offrir aux individus ce à quoi ils aspirent consciemment ou inconsciemment, et dans un espace/temps immédiat.

Quel est l'agencement de cette révolution technologique ?

La société de l'anticipation ambitionne deux visées. La première c'est la sécurisation, comme le fait de prévoir certains crimes de manière statistique et d’envoyer des brigades spéciales sur des « hotspots » présumés, ou de prévenir les individus ; par exemple, le fait que dans tel parc, à telle heure, il existe 80% de probabilité pour qu'un crime se produise. La seconde est celle de l’optimisation, tels ces ordres opérés par les systèmes experts dans la finance. Les robots sont maintenant dotés d’une appréhension précognitive des marchés, chargés de « pressentir » les mouvements de hausse ou de baisse. Ici, d’une certaine façon, ce n'est plus l'homme qui décide. Les réseaux sociaux vont vite se saisir de ces moteurs de rapprochement précognitif, signalant les accointances possibles en fonction de modèles prédictifs. Une forme de hasard tend à disparaître, au profit de mises en relation basées sur des indices d’affinité, découvrant des nouvelles formes computérisées « d’affinités électives ».

Comme vous proposer votre pire ennemi comme « ami », par exemple ?

Oui, car nous sommes dans le domaine de la prédiction, statistique, algorithmique extrêmement complexe, et parfois cela ne fonctionne pas du tout. Il faut comprendre que ce sont des mouvements qui sont à l’œuvre, il ne s'agit pas de croire que le modèle est actuellement techniquement parfait ! Mais l'évolution est inéluctable. Avec ces masses de données, ces collectes d'informations, ces traitements, on peut « plier » les données, et découvrir des potentialités à vocation prédictive éminemment capitalisables.

Les sociétés modernes sont-elles malades du présent au point de vouloir se réfugier dans le futur ?

Nos sociétés sont extrêmement anxiogènes, traversées d’angoisses sécuritaires, policières, écologiques, nucléaires, sans oublier la guerre économique, la concurrence sociale, la terreur des pandémies, etc. L’état contemporain de la technique rend possible le rêve d’un contrôle paradoxal de l’écoulement des flux temporels. Par exemple, nous nous éloignons d’une médecine curative, pour atteindre une médecine préventive. La médecine génétique est désormais capable de prévoir certaines pathologies amenées à se développer sur des corps actuellement sains, en fonction des cartes génétiques, des antécédents, des habitudes alimentaires… Ce qui suppose de déterminer les comportements quotidiens en fonction de données supposées provenir du futur !

Aujourd’hui, lorsque l’on prend l'avion pour aller aux États-Unis, la collecte de données s’étend à des champs qui sont interdits par les lois françaises ou européennes. Comment est-ce possible ?

C’est vrai, mais celles-ci, pour la plupart, ne rencontrent justement pas de résistance de la part des instances européennes. Ce sont les champs du renseignement militaire et policier, ainsi que celui du marketing, qui se trouvent aux avant-postes de cette volonté de collecter la plus grande masse de données, et de saisir des phénomènes en émergence afin de pouvoir intervenir en amont. Philip K. Dick avait très bien « anticipé » cette dimension au combien emblématique dans Minority Report, où ce sont des analyses projectives qui déterminent et décident des actions menées au présent.

Que pensez-vous du programme de l’Education nationale qui vise à anticiper la délinquance et à repérer les « esprits criminels » dès l'âge de 5 ans ?

Voilà un bon exemple d’une volonté de saisir en amont des phénomènes susceptibles d’advenir dans un temps plus ou moins lointain, afin de décider au présent de discriminations supposées sécuriser le cours des choses. Ce programme psycho-sécuritaire se fonde sur des hypothèses sans aucune valeur scientifique et à l’idéologie bien douteuse. De surcroît, il omet la valeur d'incertitude propre à toute dimension anticipative. Doit-on faire le constat que la projection relève d’une gestion sociale plus efficace qu’un travail sérieux, mais laborieux mené au présent ? La dimension anticipative extensive qui gagne nos sociétés contemporaines nous éclaire de façon patente sur les moyens que nous nous octroyons afin de régler certaines de nos difficultés.

L'élimination « par anticipation » de deux citoyens américains au Yémen par des drones Predator, alors qu'aucune décision de justice n'avait été lancée contre eux, constitue-t-elle un changement de paradigme ? Le président Obama a-t-il validé la « Kill list » avec des données issues d’algorithmes, de data-bases et de systèmes experts, qui prévoyaient que les deux individus visés allaient devenir les nouveaux Ben Laden ?

Nous assistons de plus en plus à l'entrelacement des décisions entre les humains et les systèmes. Au quotidien, un nombre important de choix opérés par les individus s’orientent par le fait de paramètres préenregistrés repris par des algorithmes (conseils de voyages, d’achats, d’itinéraires…). Dans un autre registre, une quantité phénoménale de décisions sont prises par des systèmes dans la gestion de la vie urbaine, du trafic routier ou aérien, par exemple. Il est marquant de relever qu’un nombre extensif de décisions sont prises « conjointement » par les humains et les systèmes électroniques... Qui décide ? Les hommes, bien sûr, mais en fonction de données collectées et analysées par des machines, réglées par des hommes grâce à des algorithmes conçus par des spécialistes, découvrant un entrecroisement de plus en plus resserrés entre intelligences humaine et artificielle.

L'opérateur humain d'un drone, laisse-t-il le contrôle aux systèmes dans les dernières minutes de la traque ?

C'est évident, mais cela dépasse les champs du militaire et de la lutte contre le terrorisme, car nous entrons au cours de cette présente décennie dans l’ère de l'automatisation des décisions. Un entrelacement assez vertigineux entre humains et systèmes électroniques détermine des choix individuels et collectifs. Nous nous déterminons de plus en plus en fonction d’orientations « suggérés » par des systèmes électroniques.

C'est-à-dire que votre essai, par exemple, est déjà cartographié sémantiquement par des systèmes experts, et qu'il est classé dans des listes en fonction de ses idées et, pourquoi pas, de sa « dangerosité » éventuelle ?

C’est ce qu’on appelle les « indices de dangerosité », qui sont de plus en plus traités. Cela dit, c’est moins valable dans les démocraties que dans les régimes autoritaires.

Le libre arbitre existe-t-il encore ?

Notre libre arbitre est toujours plus corrélé à des résultats d’algorithmes. Nous paramétrons sans cesse des préférences, reprises par des systèmes capables de les affiner, c’est-à-dire de les élargir grâce à des projections censées ouvrir de nouveaux horizons. La technologie contemporaine concourt à ce qu’il s’établit des « relations participatives et mutualisées » entre les individus et les systèmes : les informations que je dissémine permettent la réception en retour « d’informations enrichies ». Il s’agit ici d’une autre forme d’entrelacement de plus en plus intime entre la vie et les robots dits « intelligents ».

Le système est donc capable de vous livrer à la fois le beurre... et l'âme sœur ?

Oui, votre réfrigérateur détecte les produits manquants grâce aux produits tagués de puces RFID (Radio Frequency IDentification) votre « assistant numérique » fait alors les courses à votre place en fonction de vos habitudes et de votre sensibilité aux promotions ou aux nouveautés, pendant qu’il « dialogue » avec d’autres robots représentant d’autres profils afin d’organiser des rendez-vous sans que les personnes physiques l’aient initialement décidé. Tout cela est établi uniquement à partir de déductions mathématiques. Un dîner est alors programmé dans un « restaurant approprié » avec une personne en tout point inconnue, mais dont les robots respectifs auront conclu la « haute pertinence d’affinité ». C’est, en quelque sorte, le coup de foudre garanti en réalité augmentée !

Dans un système interconnecté, d'une complexité inouïe, que fait-on de l'entropie inhérente à tous les systèmes ?

La possibilité de l’entropie réside dans la divergence individuelle et collective. Les systèmes sont de plus en plus fiables et efficaces et il revient alors à chacun – seul ou regroupés – de créer des « zones de divergence ». Cela suppose que nous pouvons nous servir des données et être capables de les « plier » et de les orienter autrement. Ce souci inspire en partie mon livre que j’ai en partie écrit avec cette ambition. Je décris un paysage complexe et déjà en place, et j’insiste autant sur la nécessité de régulation juridique que sur celle d’une « créativité algorithmique », capable de développer des fonctionnalités qui ne se détournent pas de ces potentialités, mais qui explorent d’autres applications que celles « désignées » par les seuls champs sécuritaires ou marketing.

L'image qui vient à l'esprit, c'est l'origami de Blade Runner...

Tout à fait ! C'est d'ailleurs ce que font en permanence les industries du renseignement, du commerce ou de la finance, très inventives dans leur génie à « plier » la réalité pour lui donner une forme capitalisable ; mais ce génie, qui consiste à plier ces magmas de données suivant d’autres critères, appartient à chacun et à tout le monde. C’est une nouvelle forme de créativité sociale collective et individuelle que j’encourage vivement ici, à l’opposé de toute logique contestatrice généralement très naïve.

Sommes-nous déjà dans une divinisation de la technique et la fabrication d'un « omni-dieu » ?

Oui, la technique se divinise en acquérant une forme d’omniscience, et comme le disait déjà Jacques Ellul, elle est ce qui aujourd’hui exalte pleinement la volonté de puissance. La société de l'anticipation correspond à une sorte d’acmé de cette volonté, à la réalisation plus ou moins effective d’une dimension autrefois perçue comme relevant exclusivement d’un ordre démiurgique, dépendant de divinités. La Pythie dans l'antiquité avait la capacité de lire le futur, afin que les hommes puissent se préparer, maîtriser les choses, ne pas subir, et garder le contrôle en amont des événements à venir. La société de l'anticipation tend à repousser le hasard consubstantiel à toute vie humaine pour se situer dans une maîtrise des flux temporels.

Le syndrome « Terminator », soit la prise du pouvoir par les machines, est-il une possibilité ?

Je n'y crois pas une seule seconde, cette perception correspond à une vulgate ancestrale de notre rapport à la technique, je renvoie au Golem ou à la créature du Dr Frankenstein. Nous n’aurons jamais affaire à une révolte des machines (de type Terminator, ou HAL de 2001), en revanche il s’opère une délégation continue de nos pouvoirs à des systèmes. Les machines sont désormais dotées d’une puissance d’initiative et d’autonomie que nous leur avons nous-mêmes octroyée, car elles dépassent nos propres capacités cognitives limitées. Par l’étendue de leur savoir et leur rapidité d’analyse, on leur a concédé le pouvoir de sécuriser une large partie de nos existences, de les optimiser, de les assister ; bref, la technologie aussi bien dans les nouvelles fonctions qu’on lui affecte que dans notre perception contemporaine, acquiert le statut d’une néo-divinité. Nous n’avons plus affaire à la mort du Dieu nietzschéen, mais à la « mort de l’homme qui peu à peu s’efface » au profit de « processeurs aux puissances quasi divines ».