"La trottinette : la glisse impériale au-dessus du socle commun" / Tribune Libération / 11/06/19

2019

"La trottinette : la glisse impériale au-dessus du socle commun", tribune parue dans Libération le 11 juin 2019

 

Tout au long des années 2010, l’industrie du numérique aura su user avec brio d’une arme implacable : la politique du fait accompli.

Deux facteurs y ont concouru. D’abord, la conviction que de nouveaux systèmes techniques – principalement fondés sur le traitement en temps réel de données et la mise en relation entre personnes –, permettaient de donner corps à toutes sortes d’initiatives supposées vertueuses. Ensuite, la généralisation d’une doxa selon laquelle cet environnement économique incarne le sens de l’histoire, et qu’à ce titre rien ne doit lui résister.

 

Au cours de cette période, les responsables politiques, fatalement soumis à une autre temporalité imposée par l’examen, la contradiction, la délibération, ont éprouvé une fascination croissante pour cet univers entrepreneurial peuplé de jeunes gens faisant preuve d’une continuelle « agilité » et prétendant avec foi vouloir « faire du monde un endroit meilleur ». Comme s’il était, consciemment ou inconsciemment, entendu qu’ils se trouvent dans des dispositions plus favorables pour assurer une meilleure charge de nombreux pans de nos affaires individuelles et collectives.

 

C’est ce composé singulier qui a, par exemple, permis la rapide expansion des sociétés Uber ou Airbnb qui ont bousculé, sans rencontrer de contrainte préalable, les secteurs du taxi et de l’hôtellerie parmi d’autres.

Depuis peu, un dispositif censé offrir un mode de déplacement fluide et véloce a envahi les métropoles de la planète : la trottinette électrique.

 

Il ne relève pas du hasard que son industrialisation émane majoritairement de start-ups de la Silicon Valley ; son esprit renvoyant au surf californien, à l’imaginaire de la glisse, à l’affranchissement individuel éprouvé en solitaire sur les vagues revigorantes de l’océan.

Dans des villes toujours plus congestionnées, il est admis que tout ce qui paraîtra léger et souple offrira une formule particulièrement adéquate. Sauf que les espaces urbains ne sont pas des mers lisses mais des lieux striés faits d’une myriade de corps, de pléthore de contraintes, de règles écrites ou tacites déterminant leur viabilité.

 

C’est alors que s’est vite confirmé l’inévitable hiatus entre la représentation fantasmatique et la cruauté de réel. La rapide multiplication de l’instrument a entraîné quantité de conséquences auxquelles les riverains, assez ahuris, ont assisté jour après jour.

On a vu les usagers s’emparer des trottoirs, privilégiant leurs trajectoires au détriment de celles des piétions, allant jusqu’à causer des chocs et des blessures sur les personnes. Mais que diable, dans cet ère du nomadisme digital, les promeneurs, qui appartiennent au monde d’avant, n’ont qu’à bien se tenir.

 

Des incivilités de toutes sortes se sont succédé, particulièrement le stationnement sauvage témoignant d’une indifférence patente à l’égard des éventuelles gênes occasionnées. Une prédominance de la loi de chacun sur le cadre commun semblait d’un coup et manifestement prévaloir.

Des corps dressés, comme posés sur un piédestal ambulant et regardant droit devant eux cheminent de façon impérieuse. Le phénomène en irait jusqu’à incarner l’époque, qui ne serait pas tant celle des « fake news » que celle de voir dorénavant la vérité à partir de soi, de ses propres tropismes.

 

Historiquement, et jusqu’à aujourd’hui, la bicyclette, qui emprunte d’ordinaire les rues et parfois les trottoirs, n’incite pas à ces manières, car elle relève d’un esprit alternatif. La trottinette électrique, elle, dans sa configuration générale actuelle, procède implicitement d’une négation de tout autre modalité, elle relève d’un ordre substitutif.

Non pas à cause de l’appareil en soi, mais parce que son accueil n’a pas fait l’objet d’une préparation en amont. À cet effet, les élus auraient dû, avant toute chose, engager une concertation, des études de faisabilité et d’impact. Les municipalités ont fait preuve d’une irresponsabilité coupable de n’avoir pas organisé au préalable les voies de circulation et de dépôt, défini des cadres, voire imposé aux utilisateurs une obligation de formation.

 

Alors, devant le flot de mécontentements, voyant des personnes aller jusqu’à saccager le matériel, il a été décidé, dans la panique, de verbaliser l’emprunt des trottoirs. Certains souhaitent brider la vitesse. Jean-Louis Missika, maire adjoint de la Ville de Paris chargé de l’urbanisme et fervent adepte de la startupisation de la capitale, annonce vouloir limiter à trois le nombre des opérateurs.

Mais faut-il être obtus pour ne pas saisir qu’aucune de ces parades de fortune ne représenterait une solution viable ? Car en réalité, le bon sens appelle de constater qu’il n’existe que deux alternatives : soit l’interdiction pur et simple, comme à Barcelone par exemple, soit la réalisation d’infrastructures dédiées, mais coûteuses et longues à mettre en place. Toute autre option ressortirait de la poudre aux yeux et du renoncement.

 

Pour se donner bonne conscience, certains élus « écologiques » arguent d’une « mobilité douce », quand d’autres affirment sans gêne que « les trottinettes, c’est d’abord un progrès, un mode de locomotion propre et sans bruit » (Thomas Lauret, élu LRM de Paris).

À l’opposé de cette grotesque novlangue « verdâtro-libérale » », est-il besoin de rappeler que la trottinette exige, pour ses batteries, d’intensifier l’extraction du lithium et va, en outre, entrainer la mise au rebut régulière de contingents de lots ?

 

C’est encore être aveugle à l’extension silencieuse de conditions de travail dégradantes, voyant des journaliers assurer le transfert simultané de plusieurs engins de façon empirique et périlleuse. Il serait temps de saisir que les effets pernicieux de l’innovation numérique, ce ne sont pas tant des menaces sur notre vie privée – souci limité à sa seule personne, tellement à l’image de notre temps –, mais les conditions d’existence en commun, dont l’intégrité se trouve bafouée au nom des impératifs supérieurs d’une marchandisation à tous crins et d’un utilitarisme toujours plus généralisé.

 

Vu la démission indigne des politiques, il nous revient de faire œuvre d’une politique du quotidien, de défendre sans relâche la sauvegarde des modes de vie et des principes auxquels nous tenons.

Une libre et paisible promenade au milieu de ses semblables par exemple, qui, même si elle revêt le tort de ne générer aucun cycle de rotation du capital, représente un de ces rares moments où l’on éprouve le réel avec toute la richesse de sa sensibilité et où au hasard d’un regard bienveillant ou d’un geste de politesse inopiné, l’on se dit que quelque chose comme une société continue peut-être d’exister.