Tribune Libération / "Metavers de Facebook : l’horizon de la télésocialité intégrale" / 12/11/21

2021

"Metavers de Facebook : l’horizon de la télésocialité intégrale".

Tribune parue dans Libération le 12 novembre 2021.

 

L’histoire de l’Internet est faite de quelques étapes bien identifiables. Sans remonter aux origines militaires et universitaires, sa première phase fut celle de sa massive généralisation vers la fin des années 1990, ayant rendu possible, depuis l’écran de son PC, la consultation d’une infinité de pages. Ce furent les débuts de l’âge de l’accès.

Ensuite, vers le mitan de la décennie suivante, apparurent de nouvelles fonctionnalités ayant permis le développement des réseaux sociaux et aux utilisateurs de créer aisément leurs propres "contenus". Ce fut l’avènement du "Web 2.0".

Enfin, depuis le tournant des années 2010, jusqu’à aujourd’hui, nous assistons à l’essor de l’économie de la donnée et des plateformes, qui exploite les facultés de l’intelligence artificielle à interpréter les comportements et à recommander, de façon automatisée, des produits et services supposés adaptés à chacun d’entre nous. C’est l’heure de l’hyperpersonnalisation algorithmique de l’offre.

 

Marc Zuckerberg a récemment annoncé le lancement de son projet "Meta", visant à faire entrer l’Internet dans une quatrième séquence, ou dans la quatrième dimension devrions-nous dire. L’enjeu consistant à bâtir un environnement informationnel donnant – au moyen de casques dits de "réalité virtuelle" – l’impression d’une immersion au sein d’un réel prenant de seuls contours de pixels : le métavers.

La stratégie industrielle convoite d’étendre le principe de "réseau social" à tous les domaines de la vie, via la mise à disposition d’une myriade de services : déambulation dans des galeries commerciales, visites immobilières, consultations médicales, événements culturels et sportifs, interactions entre les personnes prenant l’apparence d’une véritable présence.

 

La volonté de concrétiser maintenant cette ambition ne relève pas du hasard. Car il ne s’agit pas tant de faire diversion au moment où Facebook est aux prises à des scandales récurrents, qui ne cessent de détériorer son image, que d’entretenir sans relâche des logiques d’innovation ne cherchant qu’à provoquer des ruptures et d’emporter la mise avant la concurrence.

En l’occurrence, ce projet entend exploiter toutes les suites entraînées par la crise du Covid. Les différents confinements nous ayant contraints de mener nombre d’activités en ligne, dont ne savions pas, pour certaines d’entre elles, qu’il était possible de les effectuer ainsi de manière viable. À cet égard, la pandémie a produit une fracture historique. Et plus rien ne sera comme avant.

Se sont développés des usages qui d’ores et déjà modifient en profondeur nos rapports au travail, à l’enseignement, à la médecine, au commerce, aux œuvres culturelles… Et dont nous ne saisissons que les premières incidences. Telles les massives baisses de fréquentation depuis peu relevées dans les cinémas, théâtres, musées, dont on craint qu’elles deviennent pérennes. En cela, le terrain est favorable à la conception de dispositifs technologiques destinés à faire dériver nos conduites vers d’autres environnements.

 

L’enjeu pour Facebook, mais aussi d’autres grands groupes, étant de se positionner, sans plus de délai, aux avant-postes de cette toute nouvelle ère de l’économie numérique, que nous pourrions qualifier d’"immersive et intégrale". Comment ne pas saisir les gigantesques répercussions sociales, environnementales et existentielles qui s’annoncent ?

D’abord, le "e-commerce" est appelé à devenir définitivement hégémonique, générant une surconsommation aux effets environnementaux dévastateurs, et mobilisant des hordes croissantes d’invisibles soumis à des cadences infernales dictées par des algorithmes.

Ensuite, ces métavers seront énergivores, requérant une connectivité continue, des bandes passantes toujours plus engorgées et une prolifération de serveurs afin d’assurer le stockage exponentiel de données. Mais cela, les groupes ne l’évoquent pas, sinon à coup de communiqués annonçant de vagues infrastructures "décarbonées".

 

Enfin, pointe le fait anthropologique majeur : nos existences se trouvant comme reliées par un cordon ombilical à un technolibéralisme qui ambitionne de nous guider en toute occasion. Car c’est notre expérience qui se voit métamorphosée, faite de simulation optique et sensorielle (toucher, atmosphères sonores, jusqu’aux odeurs), engendrant une personnalisation algorithmique de nos rapports aux réel, se modulant à nos besoins et désirs, et contre lequel dorénavant nous ne nous "cognerons plus".

En outre, ces procédés vont induire une connaissance très haute définition de nos comportements, via nos multiples activités, mais aussi l’axe de nos regards, la captation des données biométriques (rythme cardiaque, sudation…), ainsi que l’analyse de nos interactions sociales.

 

De quelle nature sera une subjectivité continuellement orientée par des systèmes ? Sinon de n’être plus confrontée à aucune limite (mise à part celle de ses moyens financiers), étant appelée à réagir indéfiniment aux événements – se voyant comme alignée à des logiques de jeux vidéo – et privée du temps nécessaire à la réflexion et à un bon exercice du jugement.

Enfin, ce sont les relations humaines desquelles seront évacuées tout hasard. Vu que celles-ci seront placées sous le sceau de la plus grande conformité supposée, formant des bulles de filtre non plus cantonnées aux seules opinions, mais étendues à tous les domaines de l’existence, faisant émerger une socialité amputée de sa puissance de vie puisque ne résultant plus que de calculs.

 

Au cours des deux dernières décennies, l’industrie du numérique s’est attelée à profondément modifier la société, aux fins de ses seuls intérêts, tout en défendant une vision fantasmatique d’un monde éradiqué de tout défaut.

À cet égard, nous avons été bien trop passifs et, dans nombre de secteurs, nous l’avons payé au prix fort.

Le développement des métavers demeure, à ce jour, balbutiant, néanmoins de massifs investissements sont engagés et un puissant mouvement industriel est en cours.

Face à une telle perspective, allons-nous de nouveau nous montrer apathiques ? Ce, alors que nous vivons un moment charnière au sortir de la crise du Covid, ayant vu les rapports interpersonnels être massivement médiatisés via des pixels – chacun se trouvant derrière son écran replié à ses propres activités –, aggravant brusquement notre état d’"isolement collectif".

 

C’est pourquoi, il nous revient de travailler à l’instauration de modes d’existence en tout point opposés. Face aux difficultés de l’époque, particulièrement celles vécues par la jeunesse, ce serait à la puissance publique de soutenir l’éclosion d’un foisonnement de collectifs, dans tous les champs de la vie, privilégiant des rapports équitables et sensibles entre les êtres, favorisant leur épanouissement, et qui soient respectueux du milieu.

Ne pas nous engager, sans délai, dans la mise en œuvre de salutaires contre-modèles, ce serait laisser libre cours à ces géants du numérique qui entendent nous faire pénétrer dans ce "meta", cet "au-delà" désincarné et glacial, duquel, un jour, si nous n’y prenons garde, aucun retour en arrière ne serait alors possible.