"J’annonce la création d’un Comité Citoyen sur le Numérique" / Tribune Le Monde / 14/03/17
J’annonce la création d’un Comité Citoyen sur le Numérique, tribune, Le Monde, 14 mars 2017.
La cause serait donc entendue. La « révolution numérique » nous ferait accéder à des sources intarissables de savoirs, faciliterait les échanges, allègerait le cours de nos quotidiens, optimiserait l’administration de nombreux secteurs, tout en étant un vecteur décisif de la transition énergétique et d’avancées dans notre connaissance du vivant.
Autrement dit, elle serait porteuse d’une infinité de vertus dont nous ne saisirions que les prémices et que nous aurions raison de chercher à faire advenir.
Certes, ces brusques évolutions charrieraient leurs inévitables revers. Nos usages génèrent des masses de données analysées tant à des fins commerciales que sécuritaires. L’économie des plateformes redéfinit nombre de métiers contribuant à fragiliser des corporations existantes. Des systèmes « auto-apprenants » se substituent à des emplois à haute compétence cognitive. Enfin, les géants de la Silicon Valley ne se soucient nullement de contribuer à la richesse des nations, sachant opérer de savants montages afin de se soustraire à l’impôt.
Bien sûr, tout cela existe et mérite qu’on y prenne garde, mais ces scories font partie de la grande marche siliconnienne vers un « monde meilleur » et finiront bien par être corrigées grâce à de justes actions régulatrices.
Cette sempiternelle équation mettant en regard les avantages et les inconvénients s’avère improductive car elle revêt le tort d’aseptiser le débat et d’entériner in fine le cours des choses.
On peut décider de procéder autrement et choisir d’identifier les phénomènes majoritairement structurants qui actuellement s’instaurent et qui modifient en profondeur et à grande vitesse la nature de nos sociétés.
Aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de l’« informatique cognitive ». Celle qui voit la dissémination de capteurs sur toutes les surfaces du réel : le corps, l’habitat, les espaces urbains et professionnels.
Cet environnement entraîne une traçabilité, à terme intégrale, de nos gestes, traitée par des systèmes d’intelligence artificielle capables de rétroagir sous la forme d’offres, hyper-individualisées, de biens et de services.
Une pression sur la décision humaine s’exerce, par des technologies dotées de la faculté d’orienter nos actes, et qui, au-delà de seules visées incitatives, peuvent prendre des formes coercitives, particulièrement dans le champ du travail.
Un des grands paradoxes de l’époque – alors que les incidences de « l’innovation numérique », cette nouvelle idole de notre temps, sur nos existences sont si prégnantes –, veut que le discours de l’inéluctable ne cesse de s’imposer, et ce sans contradiction majeure.
Une des prouesses, parmi bien d’autres, du technolibéralisme est d’avoir réussi à nous faire intérioriser que ce mouvement s’inscrit dans le « cours naturel » de l’Histoire, nous laissant pour unique option de profiter de ses infinies ressources.
Saisissons-nous qu’il s’agit-là d’une des questions politiques majeures de notre temps et qui ne fait pas l’objet de suffisamment de politique, entendue comme le droit légitime des peuples à arrêter, en pleine conscience et dans la délibération, des décisions qui engagent le cours de leurs destins ?
Nous vivons une crise de la démocratie. Elle ne peut être détachée du libéralisme numérique qui participe de son essoufflement.
D’abord par sa volonté de conquérir tous les secteurs de la vie, de les façonner suivant de seules logiques techniciennes et à d’uniques fins de profits.
Ensuite par un puissant travail de lobbying qu’il sait exercer auprès des responsables politiques qui font preuve d’une soumission coupable.
Enfin, par une confiscation annoncée de notre autonomie de jugement par l’intelligence artificielle, vouée à nous dire la vérité en toute chose autant qu’à régir un nombre croissant des affaires humaines.
Vu la portée de ces mutations qui se déploient à des vitesses qui contribuent à marginaliser le temps humain de la décision concertée, il y va d’un devoir de responsabilité, à toutes les échelles de la société, de nous mobiliser et de faire valoir notre droit à nous prononcer librement.
C’est pourquoi j’annonce la création d’un Comité Citoyen sur le Numérique. Une structure fédératrice réunissant des collectifs d’enseignants, de médecins, d’ingénieurs, des associations, des syndicats. Soit des individus et des groupements unis par une même conviction : celle qui estime qu’au-delà des discours enjoliveurs, c’est la réalité du terrain dont il convient dorénavant de témoigner et sur laquelle on doit agir.
Un de ses objets consiste à rendre compte d’expériences concrètes. Par exemple, la façon dont l’usage des tablettes numériques au collège a été imposé sans concertation préalable et s’avère contre-productif au quotidien. La façon dont des méthodes de management fondées sur la quantification du personnel en entreprise, via des systèmes dédiés, violent non seulement le droit du travail, mais offensent la dignité humaine. La façon dont les données de santé sont récupérées par l’industrie pharmaceutique heurtant les chartes déontologiques des professions médicales. Il s’agit-là de quelques cas de figures parmi tant d’autres.
Car, au temps des évangélistes siliconniens, ce sont de sérieuses contre-expertises qui doivent être produites afin de les faire remonter auprès de la puissance publique, des citoyens et de tous les acteurs concernés.
Le Comité ne s’aligne sur aucun parti politique et se conçoit comme un indispensable contre-pouvoir. Sa vocation consiste à incarner une force de témoignage, de refus – lorsqu’il est jugé impératif de le manifester –, autant que de proposition positive.
Il pourra nous être rétorqué : il existe déjà le Conseil National du Numérique. Cependant, les deux tiers de ses membres sont composés de personnes impliquées dans l’économie de l’Internet et de la donnée. Alors qu’il représente un organe consultatif appelé à orienter certaines décisions de l’État et à préconiser des lois de la République. Ce qui peut conduire à des situations de conflit d’intérêt.
On nous dira aussi qu’il existe la CNIL. Sa mission principale consistant à veiller à la confidentialité des données personnelles. S’il agit-là d’une question décisive, elle ne constitue pas la question majeure. Certes, nous nous soucions tous du respect de notre vie privée, mais l’enjeu crucial ne regarde pas la préservation légitime de notre intimité, mais bien plus largement la sauvegarde des principes civilisationnels qui nous fondent.
Au fond, ce Comité entend renouer avec la riche tradition démocratique française. Celle qui remonte au siècle des Lumières et qui croit en des valeurs qui, au nom d’aucune fin, ne doivent être bafouées. Prioritairement, l’intégrité, la liberté et la dignité humaines.
Et si la France, sur des enjeux si déterminants, montrait l’exemple ? Si, plutôt que de dupliquer béatement le modèle de la Silicon Valley, et se soumettre à un « silicolonisation », notre pays entendait défendre un contre-modèle. Non pas un contre-modèle numérique comme il est dit souvent, mais un contre-modèle de société fondé sur la juste aspiration des êtres à agir en pleine conscience et sur la célébration de la pluralité possible des styles d’existence.
Soit une conception de la vie située à l’opposé d’une dimension strictement utilitariste à l’œuvre dans l’élaboration ininterrompue d’applications et de systèmes réglés d’après de mêmes logiques restrictives et destinées à optimiser chaque instant du quotidien.
Parfois, face à l’urgence, l’écrivain, le philosophe, doivent s’investir dans une autre forme d’action que celle déployée dans le seul cadre du livre, afin de donner une portée plus immédiate et concrète à leurs convictions. C’est exactement cet appel qui m’inspire.
Un mouvement est dorénavant engagé ; de nombreuses forces devraient progressivement s’y agréger. D’ores et déjà, nous comptons faire entendre, sur ces questions qui font l’objet d’un quasi-consensus politique, une multitude de voix avisées et divergentes aux candidats de l’élection présidentielle.
À la volonté indéfiniment ressassée, tant par les super-héros californiens que par les start-uppers en herbe, de « faire du monde un endroit meilleur », il est temps d’opposer, en acte, une autre volonté : celle de décider en commun des critères et des multiples modalités possibles qui présideraient à un « monde meilleur ».
Cette volonté ne dépend que de nous. L’irresponsabilité consisterait à nous en détourner. On peut sobrement, mais avec une ferme conviction, appeler cela, en ces temps si troubles, une salutaire et impérieuse politique de nous-mêmes.