"La fin des cyber cafés", Les Inrocks 12/06/14
La fin des cyber cafés, Les Inrockuptibles, le 12 juin 2014.
Vers la fin des années 1990, des lieux d’un genre nouveau apparurent dans de nombreuses villes de la planète : les cyber cafés. Singulier télescopage de termes anglais et français qui renvoyait au sein d’une même expression, au réseau alors en cours d’universalisation et au café parisien du XVIIIe siècle où l’on buvait et menait la conversation.
Néanmoins, ce qui les caractérisait c’est qu’on n’y consommait généralement pas de boissons ni ne discutait autour d’une table, mais qu’on se trouvait seul devant un écran dans une salle équipée d’ordinateurs ou à l’intérieur de cabines individuelles plus ou moins isolées les unes des autres. Il n’y avait rien à amener, l’essentiel requis se trouvait sur place, il suffisait de régler des durées de connexion et de surfer au gré de ses navigations.
Ces établissements ne proliférèrent pas partout suivant la même courbe de progression. Leur densité sur un territoire dépendait de trois facteurs principaux : le faible taux d’équipement des foyers ; la présence de populations immigrées d’origine rurale ou étrangère ; l’importance des flux de touristes. Tokyo, qui ne répondait que peu à ces coefficients, n’en concentrait qu’un nombre restreint. Bangkok représentait la mégalopole qui superposait comme à l’extrême ces trois conditions, ponctuée par une profusion tout au long de son tissu urbain.
C’était des échoppes d’allure souvent cheap, qui regroupaient une population hybride où chacun vaquait à ses activités qui consistaient prioritairement à relever ses emails et à y répondre, à prendre des “nouvelles du pays” via les versions électroniques des journaux, ou plus tard à poster des commentaires et des images sur les réseaux sociaux naissants. Plus rarement de jeunes locaux s’affrontaient dans un demi- silence sur des plateformes de jeux vidéo massivement multi-joueurs.
Ces “oasis numériques” participaient d’une sorte de transfiguration soudaine du voyage, brisant l’usuelle angoisse sourde de se sentir éloigné de ses proches ou de son milieu. Ils offraient par leur dissémination universelle la possibilité de se connecter virtuellement de partout, redoublant en quelque sorte la globalité du réseau par une couverture physique tout autant globale. Des lettres en néons, imprimées ou peintes signalaient leur présence, répétant sur toutes les latitudes et longitudes les mêmes signes qui témoignaient en lumière et en couleur de l’avènement massif de “l’âge de l’accès”.
Leur pic de densité fut probablement atteint en 2007. C’est cette année-là que Steve Jobs présenta, lors d’une messe planétaire, le premier iPhone doté de ses applications dédiées, qui autorisait une connexion continue sans rupture spatiotemporelle grâce aux antennes 3G et à la généralisation du wifi. Cette architecture technologique signait virtuellement la mort de ces lieux apparus à peine dix ans auparavant.
Lors d’un récent séjour à Tokyo et Bangkok, je remarquais que plus aucun d’entre eux ne subsistaient, ils avaient tous disparu, substitués par une simple information placardée sur les murs de cafés, restaurants, salons de massage, mentionnant “Free wifi” ainsi qu’un nom et un code d’accès associés.
Ce brusque glissement témoigne d’un surcroît de mobilité acquis par le corps contemporain affranchi de toute attache fixe grâce aux protocoles portables et interconnectés qui lui octroient des seuils d’autonomie indéfiniment croissants dans ses marges d’action et sa relation aux autres. Plus largement, la fin des cyber cafés signale dans le même mouvement la mort de l’”internaute”, néologisme apparu vers le milieu des années 1990 qui identifiait l’utilisateur intermittent de la Toile.
Car la connexion en ce milieu de deuxième décennie du siècle ne renvoie plus à une pratique occasionnelle, mais à une condition d’existence qui se déploie de façon continue et diffuse au-delà du strict cadre de l’Internet, par l’activation active ou passive de procédés qui génèrent des myriades de données traitées par une infinité d’instances publiques et privées. Chacun de nous se trouve désormais situé au point d’origine et d’arrivée d’une boucle informationnelle, qui se nourrit de nos comportements et qui aussitôt nous revient sous la forme de suggestions ou d’alertes individualisées.
En l’espace d’une quinzaine d’années, nous serons passés d’une forme d’insouciance joyeuse à un processus de rationalisation à terme intégral des sociétés.
Nous garderons en mémoire les cyber cafés comme des havres qui dégageaient des lignes de fuite illimitées ; désormais c’est à l’intérieur d’une “cage dorée” que nous évoluons, de toute part enveloppée de codes imperceptibles qui infléchissent la courbe de nos quotidiens. C’est la fréquentation de cafés maintenant vides d’écrans à laquelle nous pouvons légitimement aspirer, bulles de déconnexion susceptibles de réenchanter de temps à autre notre présent, et de nous relier sans filtre ou par tous nos sens aux virtualités infinies et non codifiées de la vie.