"Facebook, la machine à flatter", Les Inrocks 29/01/14

2014

A l'occasion du dixième anniversaire de la mise en ligne initiale de Facebook, commande d'un texte de la part des Inrockuptibles.

Facebook, la machine à flatter, Les Inrocks, 30 janvier 2014.

 

En dix ans, le succès planétaire rencontré par Facebook a généré une myriade de discours. Des discours qui, tous, semblent avoir occulté le ressort fondamental qui structure de part en part la méta plateforme : Facebook représente dans les faits un dispositif technique hautement élaboré, prioritairement destiné à flatter “l’individu-roi” contemporain.

 

C’est du côté de “l’expérience utilisateur” que l’on peut décrypter – comme à la trace – la formation d’un sujet érigé en maître absolu de son environnement social en ligne. Chaque usager est appelé à nouer des “affinités sélectives”, par la transmission de requêtes ou par l’acceptation de demandes “d’amitié”. Si la dimension de sollicitation que recouvre l’envoi d’une invitation peut parfois relever d’un exercice délicat – puisque non fondé sur une réciprocité immédiate -, chaque proposition reçue est perçue comme une forme d’estime manifestée à l’égard de sa propre personne. Une sensation entretenue par la licence ou non d’y répondre, suivant des temporalités plus ou moins lâches. Et qui suppose la constitution de son entourage en fonction de son bon vouloir, d’après un ascendant s’affirmant sur un schéma strictement binaire – autorisation/refus – qui ne trouve aucun équivalent formel dans d’autres cadres usuels de la socialité.

 

Cette posture est amplifiée par la possibilité à tout moment de “défriender” quiconque de sa liste, confortant ainsi une toute-puissance libre de “nettoyer” à sa guise le champ de son voisinage sans discussion médiatisée par la parole ou l’échange de visu. Épuration qui se produit par un simple clic, sans rapport avec ce qui se joue ordinairement dans les relations physiques, toujours soumises à des formes de souplesse et de négociation, à l’écart de toute structure unilatérale.

Un “seuil d’autocratie” peut encore être franchi par la possibilité de “signaler/bloquer un ami”, généralement suite à un commentaire déplaisant ou divergent, ou suite à une séparation amoureuse, instituant désormais le “réseau social” comme l’instance primordiale appelée à signifier et à entériner aux yeux de l’autre, et parfois au vu et au su de tous, la rupture nette et définitive d’un lien ou d’une liaison. Le facebooker-maître se radicalise ici le temps d’un geste en un facebooker-tyran, disposé à couper sans ménagement des têtes, jouant de l’excommunication à son gré.

 

Ce sentiment de maîtrise a été récemment consolidé par l’instauration de nouvelles règles de confidentialité, via des “préférences” portant sur le degré de visibilité consenti à l’égard de sa page ou de ses posts, à l’attention de sa sphère ou de la totalité des autres utilisateurs du réseau. Dimension qui renforce l’impression de pouvoir “gérer” aisément sa “réputation”, et fait dire à certains que les options de paramétrages autorisent chaque subjectivité à définir comme bon lui semble ce qui doit relever ou non de sa vie privée. Ces “préférences” contribueraient au passage à redéfinir des normes historiques bourgeoises supposées obsolètes. Mais ce qui n’a pas été saisi ici, c’est qu’il ne s’agit que d’une illusion laissant croire à une emprise sur ses propres traces. Sans voir que l’intégralité des données à caractère personnel appartiennent sans durée limitée à leur exclusif propriétaire : la firme Facebook. Jeu de dupes où l’on saupoudre d’un côté pour dévorer de l’autre, suivant une structure qui associe habilement une chimère de l’autonomie de la décision et un désaisissement de droits qui devraient pourtant revenir aux utilisateurs.

 

Omnipotence soutenue par une ergonomie ingénieuse consistant à situer “au sommet” de chaque fenêtre de publication l’image du profil, les nom et prénom. Tout post doit systématiquement se ranger “au bas” de ce thème. L’agencement graphique qui en découle crée une “scénographie en surplomb” de la signature, situant symboliquement l’auteur au-dessus de son envoi, à l’exact inverse de la règle commune plaçant l’attestation dans la partie “inférieure” d’un document. Subtil jeu de design qui aura concouru à faire apparaître les conditions d’une hallucination rhétorique contemporaine : la majorité des utilisateurs parlant désormais d’eux-mêmes à la troisième personne du singulier. Oui vous avez bien lu : à la troisième personne du singulier ! L’usage est vite devenu courant, sans que quiconque ne s’étonne ou ne rie du suprême ridicule de la pratique. Probablement par le fait qu’à l’intérieur d’un composé où chacun se trouve conforté dans le mirage de sa toute-puissance, il relève en quelque sorte d’une normalité de mimer, mais ici sans rire et le plus sérieusement du monde, une marionnette : celle d’Alain Delon dans Les Guignols de l’info, en l’occurrence.

 

Cette situation est intensifié par le “mur”, qui encourage les échanges entre personnes, souvent tenus par deux d’entre elles discutant de façon quasi intime, mais à la vue de tous. Comme si l’importance des propos méritait qu’ils soient publics alors qu’ils relèvent généralement du privé. Théâtralisation ou exhibitionnisme de la parole induisant par cet entre-deux communicationnel hybride – on cause entre nous, en sachant pertinemment que tout le monde peut nous regarder – une impulsion jouissive à l’occasion de la rédaction de chaque commentaire. On peut parier sans risque que s’ils n’étaient pas visibles, ils se dégonfleraient d’eux-mêmes et n’auraient pour la plupart jamais lieu en MP (messagerie privé), comme on dit en jargon local.

 

Enfin le cœur du dispositif, c’est la très géniale invention facebookienne du “like”, ce pouce levé supposé manifester d’un doigt l’assentiment. Ce mécanisme qui veut que chaque texte ou image est appelé à être redoublé par un principe sommaire d’approbation qui, par sa seule signification favorable “j’aime”, comble l’ego lors de chacune de ses récurrences, contribuant à confirmer indéfiniment la valeur de sa propre personne, suivant une conviction sans équivoque – puisque validée par sa communauté de contacts. Etalé dans la durée, le procédé appelle de surcroît à revenir régulièrement sur sa page afin de suivre ses “taux de réussite”. Où il se vérifie que la flatterie pousse certes à une intensive fidélisation, mais davantage à la compulsion car le “like”, par son impact symbolique, représente le “shoot” quotidien sans fin suscité et espéré par le docile facebooker.

 

Comme un fait malheureusement indissociable du système, il arrive que des posts recueillent peu de retours, voire aucun. Rappel de la cruauté du réel, de laquelle sont préservées les stars de certains cercles qui, quelle que soit la nature de leur message, sont gratifiées de monceaux de pouces dressés, induisant une forme de hiérarchisation au sein de l’horizontalisation supposée du réseau. C’est la règle du jeu inévitable, la compagnie ne s’étant pas encore aventurée à dispenser des “likes” robotisés déterminés par des algorithmes chargés de consoler les “rois-nus” du moment.

 

Cet “écosystème” aujourd’hui parfaitement rodé ne renvoie pas à une stratégie initialement délibérée, mais à un cheminement qui s’est peu à peu précisé, visant in fine à constituer la plus grande base de données comportementales de la planète, en vue de sa plus haute exploitation commerciale.

C’est l’inconséquence du mythe naïf d’une supposée “neutralité de la technique” qui se confirme, exposant tout au contraire la puissance d’infléchissement induite par les logiques de programmation sur les comportements. Certes, des jeux de réappropriation restent potentiellement ouverts, mais ils s’inscrivent néanmoins à l’intérieur de structures formelles au large pouvoir déterminant.

 

C’est la question éminemment politique de l’interface qui s’impose ici, qui ne peut être accaparée par quelques programmeurs et designers uniquement intéressés à capter coûte que coûte et le plus intensément les consciences. C’est là que la notion de réappropriation doit recouvrir sa pleine valeur, dans le refus de tout schéma expressif binaire, et l’occasion saisie d’élaborer des plates-formes aptes à encourager l’amélioration mutualisée, le souci de la protection des données, l’accueil de la différence et de la contradiction.

 

Entre 2004 et 2014, les “géants du net” se seront considérablement étendus, occupant désormais la position de quasi-monopoles. On peut espérer qu’à la suite des révélations décisives d’Edward Snowden, les temps à venir témoigneront d’une forme de conscience mature à l’égard de notre environnement numérique global, fondée sur quelques exigences éthiques fondamentales soucieuses de favoriser autant que possible l’épanouissement des individus et des sociétés.

Le concept de réseau social reste à inventer, non plus conçu comme un jeu de miroirs singeant la reine de Blanche-Neige, mais développé comme une fusillade inspirée de l’épilogue de La Dame de Shanghai, faisant s’effondrer dans un même mouvement les bris de glace et les reflets des personnages, délaissant enfin le stade du miroir pour un âge plus responsable de la sociabilité connectée.

 

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