"Combattons politiquement la numérisation intrusive de nos vies" / Tribune Le Monde / 14/04/15
Combattons politiquement la numérisation intrusive de nos vies. Tribune Le Monde, 14 avril 2015.
Depuis une quinzaine d’années, chaque acte terroriste de grande ampleur a été suivi par la mise en place d’un arsenal législatif destiné à contrer la menace. Ce fut le cas à la suite des attaques simultanées de septembre 2001 qui conduisirent à l’adoption six semaines plus tard du Patriot Act par le Congrès des États-Unis. Ce fut le cas au Royaume-Uni après la série d’attentats perpétrés en juillet 2005. C’est encore le cas en France en réaction aux crimes commis à Paris en janvier 2015.
Durant cette même période, la numérisation des existences et des sociétés n’aura cessé de s’intensifier, générant une production exponentielle de données et le suivi corollaire et toujours plus précis des comportements individuels et collectifs.
C’est encore durant cette même période que l’idéologie djihadiste a rencontré une audience croissante. Ses fidèles ne cherchant plus à exécuter des opérations dévastatrices depuis « l’extérieur », mais encouragent des individus épars à accomplir des actes meurtriers depuis leur territoire de résidence.
Il est difficile d’imaginer pire configuration pour les démocraties et les libertés publiques que ce double mouvement conjuguant une menace terroriste diffuse et la dissémination continue de traces numériques par les personnes. Il est certes impératif de se protéger des risques, mais à l’aide de pratiques soumises à un encadrement juridique respectueux des principes fondamentaux. Or, le cœur de la loi sur le renseignement consiste à intercepter de façon indiscriminée les communications de la totalité des citoyens.
Historiquement, l’activité du renseignement exigeait de dépêcher des agents sur des lieux identifiés, d’établir des réseaux d’indicateurs, et de traiter à des rythmes intermittents les volumes d’informations collectées. Là où il fallait sortir des murs des institutions, il ne suffit plus aujourd’hui que de se brancher en toute discrétion à des nœuds de connexion, d’intercepter l’intégralité des flux conformément au paradigme du « collect it all » développé par la NSA, et de les soumettre à des algorithmes complexes chargés de signaler les degrés de dangerosité ou d’émettre des alertes.
C’est cette ambition démiurgique mais technologiquement fiable que valide le projet de loi.
La volonté de judiciariser ces pratiques, de ne plus les laisser se déployer dans des zones de non-droit doit être relevée, c’est probablement la seule vertu de ce nouveau dispositif. Car dans les faits et malgré quelques garde-fous, nous assistons à une institutionnalisation à large échelle, et sans aucun débat à la mesure des enjeux, d’une surveillance de masse qui progressivement se banalise et s’instaure sournoisement comme étant un impératif consubstantiel à la viabilité de nos sociétés.
Ce texte démantèle un principe juridico-politique jugé inaliénable, celui du droit pour chaque individu à pouvoir bénéficier d’une part située à l’abri de toute intrusion.
Il est surprenant et somme toute coupable que dans nos démocraties supposées ouvertes et « participatives », une telle disposition juridique qui érode certains acquis fondamentaux n’ait pas fait l’objet de davantage de concertations avec la société civile, les associations concernées et l’ensemble des citoyens.
Dans les faits, cette loi entérine le principe technique et cognitif d’une visibilité continue des êtres et des phénomènes rendu possible par la numérisation tendanciellement intégrale du monde. Cette condition s’est édifiée en à peine deux décennies et est appelée à sans cesse s’intensifier.
Car le fait majeur qui nous fait passer un seuil encore plus critique, renvoie à la généralisation en cours de capteurs et d’objets connectés qui va contribuer à amplifier sans commune mesure les masses de données produites et entraîner à terme un témoignage de la quasi-totalité de nos gestes.
Nous entrons dans l’ère du « data-panoptisme », soit la cartographie détaillée et opérée en temps réel du cours de nos existences individuelles et collectives. Cette connaissance est continuellement stimulée par l’industrie du numérique et se trouve simultanément exploitée, légalement ou non, par nombre d’instances étatiques.
La maison connectée signalera en temps réel les produits qui y seront consommés en son sein, les programmes de télévision visionnés, le poids et la physiologie des personnes, la présence ou non de ses résidents…
La Smart City procèdera à un suivi permanent des achats effectués, des trajets parcourus, des loisirs pratiqués…
Les espaces de travail intègrent des capteurs et des systèmes chargés d’évaluer les taux de productivité, de repérer les lieux de présence, d’opérer des mesures de performance toujours plus précises.
Les individus s’équipent de montres et autres bracelets connectés décomptant les efforts fournis, les calories dépensées ou analysant les flux physiologiques.
Le Quantified Self engendre un nouveau type de savoir portant sur les corps et qui est exploité par des start up prédatrices cherchant à proposer des offres supposées ajustées à l’état de chacun, instaurant dans les faits une marchandisation continue de la vie.
Bien d’autres modalités participent de ce mouvement de transparence généralisée, tels les réseaux sociaux qui promeuvent à des fins éminemment lucratives l’idéologie de l’expressivité, ou les drones militaires, civils et personnels qui scrutent de leurs yeux électroniques les surfaces de la Terre.
Le data-panoptisme terrasse peu à peu toute zone dissimulée ou rétive à l’observation. Certains s’étonnent à juste titre que la loi sur le renseignement n’ait pas suscité davantage de réactions de la part des citoyens. Pour ma part, je m’étonne qu’un telle rupture anthropologico-cognitive n’engage pas davantage les consciences et ne fasse pas dès à présent l’objet d’impératives controverses publiques.
Il est temps de ne plus nous contenter de mettre en place des commissions parlementaires au gré des circonstances, mais d’ériger des instances de réflexion et de concertation impliquant l’ensemble des citoyens, répondant ainsi de façon pleinement collective à la mesure des enjeux civilisationnels à l’œuvre. C’est à une urgente politisation de nos rapports à l’épistémè numérique à laquelle il faut en appeler.
Plutôt que de nous focaliser de temps à autre sur quelques lois sécuritaires et leurs inévitables travers, ce sont nos modes de vie et la place outrageusement déterminante occupée par le monde numérico-industriel qui devraient continuellement nous interpeller.
La loi sur le renseignement menace en germe les libertés publiques. Le data-panoptisme menace dans son fondement le principe même de la liberté humaine.
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