"Grandeur et misère de la French Tech" / Tribune Libération / 22/06/15
Tribune Libération, Grandeur et misère de la French Tech, 22/06/15.
La conception des premiers micro-ordinateurs et logiciels, au tournant des années 1970-80, fut principalement menée aux États-Unis par IBM, Hewlett-Packard, Apple, ou Microsoft. Si la France tenta d’impulser des programmes tel le Plan Calcul, elle rata dans les faits le premier moment de l’histoire de l’informatique industrielle.
Elle rata encore au cours des années 1990 la deuxième étape, celle de l’émergence de l’Internet, de la création de start-up exploitant le commerce en ligne tel Amazon, ou s’engageant dans le marché de la recherche vite monopolisé par Google.
Elle rata enfin la troisième séquence, qui à l’aube du XXIe siècle fut nommée Web 2.0, entérinant la récente capacité des individus à participer à la création de contenus ou à s’exprimer sur les réseaux sociaux naissants, dont Facebook et Twitter représentèrent les figures inaugurales aussitôt dominantes.
Après plusieurs décennies de décrochements et d’échecs, la France entend désormais occuper les avant-postes d’une quatrième phase décisive : l’ère des objets connectés.
Le corps se voit équipé de montres décomptant les efforts fournis, les calories dépensées ou analysant les flux physiologiques. L’habitat se trouve infiltré de capteurs destinés à signaler les produits consommés en son sein, le poids des personnes, les conversations tenues devant les écrans…
La smart city procède au suivi des trajets parcourus, des achats effectués ou des loisirs pratiqués… Les liseuses numériques témoignent des durées de lecture, des niveaux d’attention, des passages surlignés…
Autant de dispositifs qui génèrent des données relatives à un nombre sans cesse extensif de nos gestes exploitées par des myriades d’entités.
Durant la période allant de 1995 à 2015, l’analyse des comportements s’effectuait principalement via les navigations Internet et les achats par cartes de crédit ou de fidélité. C’était un mode de connaissance détaillé mais in fine partiel.
C’est un « libéralisme totalisant » qui aujourd’hui s’impose, consistant à quantifier tous les moments de l’existence, jusqu’à ambitionner d’évaluer la qualité du sommeil par exemple.
Il s’agit-là d’un nouveau modèle économique autorisé par l’omniscience des systèmes numériques capables d’interpréter en temps réel toutes sortes de situations et de suggérer aussitôt des recommandations personnalisées ajustées à chaque instant du quotidien.
C’est ce schéma ultra-majoritaire, instaurant une marchandisation intégrale de la vie, qui est à l’œuvre dans l’innovation numérique contemporaine qui devrait plus justement être nommée « prédation numérique ».
Il n’est pas anodin que soit constamment évoqué le terme d’« écosystème », qui renvoie – est-il besoin de le rappeler – au modèle auto-organisationnel d’un biotope se développant selon ses lois internes. C’est exactement cette autonomie sans frein qu’entérine l’utilisation compulsive de cette métaphore qui contribue encore à naturaliser les évolutions techniques, à les inscrire dans un cours supposé inéluctable et organique des choses.
La Silicon Valley et ses épigones savent dresser un techno-lexique avantageux. Le vocable de « disruptif » est érigé comme le nec plus ultra de la novlangue entrepreneuriale légitimant le renouvellement ininterrompu des productions autant que la destruction de structures existantes. La fable de la « share economy » masque le principe de la mise en relation entre individus opérée par des compagnies prélevant un pourcentage sur chaque transaction.
La start-up grenobloise Smart Me Up élabore des systèmes de reconnaissance faciale appelés à être intégrés dans des lunettes qui autorisent l’identification immédiate des individus autant que la consultation d’informations les concernant.
Snips conçoit des assistants numériques personnels destinés à continuellement devancer les besoins ou désirs, induisant un guidage du quotidien en fonction d’objectifs prioritairement commerciaux.
Dans les faits, c’est la dignité humaine qui est frappée en son cœur. Celle qui nomme le droit pour chacun de bénéficier d’une part à l’abri de tout regard, de ne pas réduire autrui à une fonction utilitariste, ou encore de ne pas considérer la personne comme un objet strictement marchand.
Cette startupisation de la vie est massivement soutenue par des fonds publics au nom du sempiternel argument économique et de l’emploi. L’idéologie de l’« innovation » numérique s’impose sans effort comme étant le nouvel horizon indépassable de notre temps, à laquelle s’est ralliée avec un aveuglement coupable le gouvernement socialiste de Manuel Valls.
La réalité, c’est que c’est un soft-totalitarisme qui s’institue porté par des modes d’organisation qui régulent tous les champs de l’existence individuelle et collective d’après les vertus désormais cardinales de l’optimisation, de la fluidification et de la sécurisation. Et qui en outre agissent via des processus algorithmiques sans signataire, sans intentions visibles, repoussant la capacité de négociation ou de décision réfléchies, et ce particulièrement dans le cadre du travail par exemple.
Non les « élites » ne sont pas « déconnectées », elles participent tout au contraire activement de ce processus d’extrême rationalisation du monde.
Puisque le pouvoir politique ne se charge pas de le contraindre, et plus encore se soumet au lobbying numérico-industriel, il revient alors aux citoyens de mettre en crise ce modèle.
Il revient aux citoyens d’initier des actions en justice collective lorsque certains principes fondamentaux sont bafoués. À l’instar de celle menée aux États-Unis contre la plateforme de Google Apps for Education qui procédait au scan des correspondances privées entre étudiants en vue de monétiser des informations à caractère personnel.
Il revient aux citoyens de refuser l’acquisition d’objets connectés ou le téléchargement d’applications de mesure de la vie. Jamais autant qu’aujourd’hui nos décisions de refus d’achat n’auront revêtu une telle portée politique.
French Tech et consorts, attendez-vous à ce qu’un nombre croissant de personnes s’opposent en conscience à vos fantasmes de science-fiction et à vos désirs de « faire du monde un endroit meilleur ». La page « Amazing French Tech » attachée au site du gouvernement expose une sorte d’Iron Man, dont chaque partie du corps fait l’objet de recherches menées par des start-up françaises en vue d’« augmenter » ses capacités physiques et cognitives.
Grotesque parodie des productions hollywoodiennes Marvel qui témoigne de la pulsion de toute-puissance qui anime le startuper, cette nouvelle figure héroïque de notre temps, qui œuvre à faire de chaque individu un super-héros infaillible.
C’est un autre héroïsme – plus ordinaire – qui est aujourd’hui requis, celui qui à la base, par un rejet franc et maintenu, saura mettre en échec ce projet de civilisation fantasmant une maîtrise et une perfection absolues. Disposition certes plus modeste, mais qui seule saura prouver que le discours de l’inéluctable relève de la propagande et engager une impérieuse et combative « politique de nous-mêmes ».
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