"Après Prism, à l'Europe de créer un Web 3.0 responsable" / Tribune Le Monde / 24/10/13

2013

Après Prism, à l'Europe de créer un Web 3.0 responsable

Le Monde, 24 octobre 2013

 

À ce jour, les Etats-Unis représentent la puissance majeure de l’économie numérique. À la suite des innovations et productions développées par IBM au cours des années 1960, plus tard relayées par Microsoft et Apple, c’est au croisement du nouveau millénaire qu’auront émergé les futurs « géants de l’Internet » : Google, Amazon, Facebook, Twitter, et tant d’autres compagnies fondées sur de nouveaux modèles industriels : la recherche de l’information par mots-clés, la vente en ligne, ou la mise en place de réseaux sociaux structurés pour le Web. Activités distinctes qui toutes convergent en un point nodal hautement stratégique : celui de la récolte et du stockage de données à caractère personnel, appelées à être traitées et exploitées en vue de multiples applications commerciales.

 C’est une connaissance sans cesse approfondie des comportements qui n’a cessé de se développer depuis une quinzaine d’années, au rythme de la courbe d’augmentation continue de la puissance de traitement des processeurs et de celle de stockage, associée à la croissante sophistication algorithmique. Ce qu’aura occasionné l’économie de l’Internet, et le principe majoritaire associé de gratuité à l’origine de son essor planétaire, c’est une gigantesque mémorisation électronique sur des disques durs et des fermes de serveurs, des gestes quotidiens d’individus connectés sans cesse plus nombreux.

 

Le hasard de l’Histoire aura voulu que les attentats du 11-septembre 2001, aient été commis durant la période de formation encore balbutiante de ces développements technologico-industriels décisifs. Agression radicalement asymétrique menée contre la première puissance économique et militaire de la planète par une « nébuleuse fuyante », qui aura concouru à ce que l’activité de renseignement se situe plus que jamais aux avant-postes de la politique de défense et de sécurité intérieure, fondée sur la connaissance approfondie du plus grand nombre de personnes, en vue de saisir à l’intérieur d’un plan global et indifférencié tout éventuel projet destructeur en fomentation.

 On connaît la collusion militaro-industrielle propre à l’esprit américain (dont la puissance inquiétait jusqu’au président Eisenhower), et qui suppose qu’au nom de la sécurité du pays, une alliance entre armée et entreprises doive se nouer en vue de favoriser l’émergence de puissants dispositifs techniques. Le Patriot Act voté par le Congrès en octobre 2001, aura imposé une nouvelle forme plus ou moins consentie et discrète de partenariat, qui aura permis l’interception de données de tous ordres récoltées par de grandes compagnies privées, générées par la totalité de leurs usagers depuis les cinq continents.

 

Le traçage des communications, des navigations Internet, des achats en ligne, aura constitué depuis une quinzaine d’années la source majoritaire du renseignement américain, et plus largement celui de la plupart des grandes puissances mondiales. Mouvement indéfiniment intensifié, corrélé à la courbe sans cesse croissante de ventes des téléphones portables, smartphones, ordinateurs, tablettes, autant de protocoles interconnectés favorisant la génération exponentielle de données, suivant des volumes abyssaux que le terme de Big Data nomme désormais.

 

Ce qu’exposent les révélations successives de l’affaire « Prism », c’est moins que la NSA intercepte des données de toutes parts (cela nous le savions au moins depuis la mise à jour réseau Échelon à la fin des années 1980), que l’ampleur abyssale des collectes opérées d’après des mesures et des modalités qui non seulement défient souvent le droit, et qui encore dépassent notre entendement en quelque sorte. Si une conscience éparse à l’égard de ces pratiques se manifestait jusque-là sous diverses formes par des citoyens et des associations, sans rencontrer un écho à la hauteur des enjeux, on peut aujourd’hui tenir les informations révélées par Edward Snowden et relayées par Glenn Greenwald, comme marquant un tournant historique décisif : celui de l’éveil d’une conscience globale décidée à se confronter activement à l’impérieuse nécessité d’encadrer les pratiques de récolte, de conservation et d’usage des données personnelles.

 

Le premier signe visiblement manifeste renvoie à la récente volonté exprimée par le Brésil – sous l’initiative de sa présidente Dilma Rousseff (suite à ces mêmes révélations) – en association avec des pays « émergents » et les autres membres des BRICS, de modifier les règles de gouvernance de l’Internet actuellement situées sous une nette emprise américaine. Projet qui devrait faire l’objet d’ardentes luttes géopolitiques dans les mois à venir.

Or, il n’est pas dit qu’un Internet qui impliquerait la Chine, la Russie, ou encore d’autres pays aux régimes plus ou moins liberticides, à l’intérieur d’une instance de régulation d’apparence multipolaire gagnerait en transparence ; on peut gager sans risque d’un effet probablement contraire à terme. À cet égard, l’asile d’Edward Snowden en Russie participe, on le voit bien, d’une entreprise visant à signifier ouvertement de nouveaux rapports de force dans la géopolitique complexe de l’Internet et des données, que d’un souci d’encadrer justement les pratiques des agences de renseignement.

 

À mon sens, il revient à l’Union Européenne de jouer dès maintenant un rôle déterminant dans la gouvernance de l’Internet et des enjeux induits relatifs aux données personnelles. Si le projet défini en 2000 à Lisbonne, de faire de l’Europe la « première puissance économique de la connaissance », a échoué pour de multiples raisons, il revient peut-être à notre « vielle Europe » d’édifier désormais les bases futures d’un « Web 3.0 », celui capable d’offrir un « environnement numérique responsable et partagé », prioritairement fondé sur la capacité permise à chacun de gérer aisément les informations susceptibles d’être récoltées via ses usages. Il revient encore à L’Europe de marquer des limites, non pas en réaction désabusée à l’égard d’une partie de son retard technologique, mais au nom de sa « maturité démocratique ».

Bornes qui exigeraient notamment des clauses de consentement soumises aux utilisateurs se limitant à un nombre réduit de chapitres et de signes, de façon à ce que l’accord s’opère en toute conscience de cause. Règlements qui favoriseraient en outre la généralisation de la pratique de l’opt-in au détriment de l’opt-out, soit le fait de ne plus subir des options imposées mais de les cocher de façon volontaire et délibérée, particulièrement celle capitale, relative à la revente des données à des tiers.

 

Enfin, il revient à L’Europe de s’engager dans la mise en place de politiques publiques destinées à soutenir une « innovation éthique », favorisant l’élaboration de nouveaux modèles industriels soucieux de ne pas monétiser sans fin la mémorisation de nos comportements. L’Open data, soit la mise à disposition de données publiques appelées à être exploitées en vue d’une infinité de services, doit pouvoir représenter le laboratoire actif d’une économie européenne du numérique triplement fondée sur un strict respect du droit, sur l’implication responsable de la puissance publique, et sur la libre entreprise soucieuse de l’intégrité inviolable des personnes.

 Outre que cette perspective dégage de nouveaux horizons économiques, elle est de surcroît susceptible d’être reprise sur d’autres territoires, contribuant à fonder une autre « écologie globale », autant consciente des effets néfastes ou de « réchauffement » induits par trop d’excès cumulés, que des vertus potentiellement fructueuses qui se dessinent par le fait d’un écosystème revitalisé par une éthique délibérément et ouvertement partagée.

 

Eric Sadin

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