Entretien Soon Soon 20/05/15

2015

Quelles sont d’après vous les trois tendances à l’œuvre aujourd’hui (dans le monde du numérique) et qui font le monde de demain ?

 

Je dirais sans hésitation, d'abord la généralisation des capteurs et des objets connectés, qui va conduire à terme à ce qu’instaure un témoignage quasi intégral de nos actions individuelles et collectives. Ensuite la réalité augmentée, appelée à superposer des informations à notre perception naturelle des choses en fonction de chaque profil et de leur localisation. Enfin la capacité de systèmes numériques toujours plus sophistiqués, désormais capables de gérer « d'eux-mêmes » des situations grâce à la puissance d'interprétation et de licence décisionnelle dont ils sont dotés. Cette dimension est particulièrement emblématique dans le trading algorithmique ou les voitures automatiques sans pilote.

Est-il nécessaire de signaler que ces phénomènes majeurs contribuent non seulement à instituer une marchandisation continue de la vie, transformant la connaissance de nos gestes en offres de services et de produits ajustés à chaque instant de nos existences, mais encore à marginaliser l’action humaine, au profit d’une régulation algorithmique et automatisée du cours des choses.

 

 

Selon vous, comment la tendance du transhumanisme va-t-elle influencer notre quotidien ?

 

Le transhumanisme relève à mon sens de la haute psychiatrie et doit donc être pris au sérieux, dans sa folle ambition à vouloir éradiquer la mort ou télécharger à terme la conscience sur des puces de silicium. Le fait que nombre de personnes accordent du crédit à ces aspirations grotesques témoigne d’une autre forme de folie ou plus simplement d’une confondante naïveté qui devrait nous interroger sur nos modes de réception à l’égard de discours vite emprunts d’une forme d’autorité. Si je dis que le transhumanisme doit être pris au sérieux, c’est que ses thuriféraires cherchent à écrire activement le futur en fonction de cette idéologie qui dénie le principe de réalité, qui entend plier le réel à leur désir.

C’est exactement selon cette orientation qu’agit dans le plus grand secret le Google X Lab qui s’inspire d’un imaginaire de science-fiction d’esprit post-adolescent et qui conçoit et développe des projets dans l’indifférence de toute limite technologique, juridique ou éthique. On voit bien ici que ce que je nomme le « techno-pouvoir » est engagé dans les faits dans un programme politique face auquel il est urgent de dresser des contre-pouvoirs.

 

 

Dans votre livre La Vie algorithmique, vous abordez « le data marketing ou la fin de la publicité ». Qu’est ce que cela signifie pour les marques ?

 

La diffusion ininterrompue de données par les individus rend possible une connaissance toujours plus granulaire des pratiques des personnes détenue par une multitude d’instances tierces, Google prioritairement. Le message publicitaire destiné à une cible indifférenciée ne recouvre plus d’efficace et est substitué par une relation client continue. La loi française sur le renseignement est finalement bien dérisoire au regard de ce qui se met en place actuellement dans le pacte tacite liant le consommateur et les entreprises de traitement des données.

Nous restons enfermés dans des modèles de surveillance étatique, et sa dénonciation, si elle est légitime, est devenue depuis peu un nouveau conformisme emprunt de bonne conscience. Il est au moins aussi urgent d’interroger nos propres pratiques et de saisir que nous entrons dans l’ère du « data-panoptisme », soit la traçage continu de nos nombres de actes opéré par des compagnies privés. Et ce via l’usage des protocoles numériques que nous utilisons sciemment.

 

 

Pour vous, un « parlement des données » peut-il faire le poids face à la puissance des GAFA ?

 

Il convient de réguler à échelle transnationale l’utilisation prédatrice des données qu’en font les compagnies de l’Internet et du traitement des données, et ce bien au-delà des seuls GAFA. Car l’exploitation des données personnelles en vue de les transformer en services marchands constitue le modèle ultra-dominant de l’innovation numérique contemporaine. C’est ce modèle qu’il convient selon moi de dénoncer et de mettre en crise. C’est celui qui prévaut dans la French Tech tant vantée et soutenue par le gouvernement actuel.

Dans les faits, il s’instaure un nouveau modèle de civilisation fondé sur une « servicisation » généralisée de la vie. Mais la réponse juridique ne peut être que partielle. C’est aux individus et aux sociétés à qui il incombe la responsabilité de s’opposer, s’ils le souhaitent, à ce modèle strictement utilitariste. On voit ici que la technique renvoie plus que jamais à des enjeux politiques qui nous engagent individuellement et collectivement.

 

 

Dans le monde régulé par la « raison numérique » que vous décrivez, reste-t-il une place pour le hasard, la créativité, la spontanéité ?

 

Ce sont précisément ces dimensions, jusque-là supposées comme étant consubstantielles à l’intensité de l’existence, qui peu à peu s’effritent. Ce dont on se rend compte aujourd’hui, c’est que le numérique aura finalement conduit à instaurer une extrême rationalisation de nos sociétés et à amplifier sans commune mesure notre emprise sur le cours des choses en fonction de trois objectifs devenus cardinaux : l’optimisation, la fluidification et la sécurisation de chaque situation individuelle ou collective. En outre, cette propension généralisée contribue à atténuer notre rapport sensible à l’environnement et aux autres.

 

 

D’où est venu votre dernier effet « whaou » ?

 

Il s’agit plutôt d’un effarement que d’un « whaou », celui de voir tant de personnes s’empresser de s’équiper de l’Apple Watch, et qui ne vont cesser de transmettre des informations relatives à leur flux physiologiques à l’attention de compagnies privées qui vont en retour leur proposer des compléments alimentaires ou des séjours promotionnels à la montagne par exemple en fonction de leurs indices.

Nous vivons un âge de la schizophrénie, qui voit d’un côté les individus s’inquiéter légitimement de l’usage de leurs données personnelles, et qui dans le même mouvement semblent enchantés de témoigner de leur vie intime à l’attention d’organismes qui détiendront une connaissance sur leur comportement dépassant sans commune mesure celle détenue par la NSA et qui de surcroît sont supposées s’occuper de « leur bien » en fonction d’intérêts uniquement commerciaux.

Cette schizophrénie témoigne de l’extrême difficulté à entretenir un rapport lucide à l’égard de technologies et fonctionnalités si séduisantes qui nous enivrent en quelque sorte et nous ôtent tout pouvoir critique. Or c’est ce pouvoir critique dont nous avons besoin et que je m’efforce plus que jamais d’exercer dans mes écrits.