Cynthia Fleury, La datafication de la vie / L'Humanité / 15/05/15

2015

Cynthia Fleury, La datafication de la vie, L'Humanité15 mai 2015.

 

En mai 2014, Hawking, Gates, Russell, Tegmark, Wilczek faisaient paraître une tribune dans The Independent sur l’intelligence artificielle, « le plus grand événement dans l’histoire humaine », mais qui « pourrait aussi être le dernier, sauf si nous apprenons comment éviter les risques » d’une telle création. Hawking de poursuivre : « Lorsqu’on regarde plus loin, on voit qu’il n’y a pas de limites fondamentales à ce qui peut être réalisé : aucune loi physique n’empêche les particules d’être organisées selon des manières qui leur permettraient de réaliser des calculs encore plus avancés que ceux que réalisent les combinaisons de particules des cerveaux humains. Une transition explosive est possible. »

 

Si anthropologique, si civilisationnelle, soit l’aventure de l’intelligence artificielle, et elle l’est sans hésitation, celle-ci a pour condition structurelle notre regard critique et le plus désillusionné possible vis-à-vis de la technoscience. Le mot algorithme vient du nom latinisé du mathématicien perse Al-Khawarizmi (Algoritmi), un nom propre donc. Mais un nom propre qui, avec l’écoute lacanienne, non sans ironie, devient tout autre chose : algo-rythme, ou la mesure de la douleur, la mesure qui fait douleur.

 

Dans son dernier ouvrage, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Éric Sadin raconte comment la numérisation envahit nos quotidiens avec notre « consentement », qui ne sait plus à quoi il consent. En fait, parler n’intéresse plus. Faire parler les données, voilà le nouveau sésame. Danah Boyd et Kate Crawford le disent autrement, mais confirment cette tentation de se passer du langage et des sciences humaines afférentes : « C’est un monde dans lequel des quantités massives de données et les mathématiques appliquées remplacent tous les autres outils qui pourraient être utilisés. Exit toutes les théories sur les comportements humains, de la linguistique à la sociologie. Oubliez la taxinomie, l’ontologie et la psychologie. Qui peut savoir pourquoi les gens font ce qu’ils font ? Le fait est qu’ils le font, et que nous pouvons le tracer et le mesurer avec une fidélité sans précédent. Si l’on a assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes. »

 

Tout va parler de lui-même, vous comprenez, donc nul besoin d’écouter les humains, ce qu’ils racontent n’étant jamais franchement clair, et tellement sujet à interprétation. L’information est sujette aussi à interprétation, mais chacun feint de l’oublier. Et Sadin de conter, entre fiction et réalité, le quotidien de l’horizon nanométrique qui nous attend : « Les nanocapteurs pourront recouvrir des surfaces sur leur totalité, sous forme de peinture ou de pellicule apposées sur des machines-outils, véhicules, avions, immeubles (…) et récolter des indications relatives aux usages, à la fréquentation, à l’usure. (…) Large paradigme qui (…) participe (…) d’une sorte de technisation achevée de la nature. »

Le silence est définitivement en passe de devenir le nec plus ultra de l’Homme.