Technikart / "La Vie algorithmique : Un ouvrage capital"

2015

Technikart, mars 2015, article de Nicolas Santolaria sur La Vie algorithmique : Le data-panoptisme n’est pas vraiment un humanisme.

Dans son nouvel ouvrage La vie algorithmique – Critique de la raison numérique, le philosophe Eric Sadin fait le constat d’un monde qui nous échappe, presque entièrement dominé par les datas, les lignes de codes et les ingénieurs. Glaçant.  

 

La technique s’est aujourd’hui naturalisée au point de figurer une sorte d’évidence quasi organique, renforcée par la sensualité tactile des interfaces et l’esthétique porno des pubs Apple. Ne cherchez pas plus loin les raisons du rapport fusionnel et existentialiste que vous entretenez avec votre téléphone portable. Shootés par la fantasmagorie post-hippie, nombreux sont ceux qui ont voulu voir dans cet écosystème émergeant à la fin des années 80 l’instrument d’une société fluide et horizontale, enfin débarrassée des pesanteurs pyramidales qui bouchaient l’horizon de l’utopie en train de se faire.

En rupture avec la théorie de l’aliénation par les machines formulée au cours du XIXème et au début du XXème siècle, cette riante vision propulsée depuis la Californie s’est imposée avec force dans les esprits, accréditant l’idée d’une révolution cool et sans douleur rendue désormais possible par la puissance des outils numériques. Un Age de l’accès où des problématiques aussi rustiques que la lutte des classes se verraient enfin balayées par des bataillons de prosumers, à la fois producteurs et consommateurs de ce nouvel eldorado techno-libertaire. Franchement, à moins de passer pour un ennemi du progrès, qui aurait pu se méfier d’un avenir en marche s’avançant si souriant aux pas cadencés d’une paire de claquettes de piscine ?

Qui pour formuler ne serait-ce qu’un début d’objection face aux promesses fraternelles de l’économie collaborative ? C’est là toute la force de ces nouveaux modes de vie défendus par des promoteurs enthousiastes (Jeremy Rifkin, Chris Anderson), susceptibles de s’imposer au plus grand nombre comme une sorte d’évidence, sans susciter la moindre forme de débat. De là découle un phénomène étonnant aux allures de zone conceptuellement blanche : face à l’habileté de ses promoteurs qui l’ont érigé en horizon d’autant plus désirable qu’il se trouvait subtilement intriqué aux aspirations du Moi, l’incroyable bouleversement que nous sommes en train de vivre a bizarrement fini par constituer un impensé, ou en tous cas un très peu pensé.

Réactivant à sa manière une tradition critique à l’égard de la technique allant de Jacques Ellul à Gilbert Simondon et dont on peut voir la manifestation actuelle dans les travaux du groupe grenoblois Pièces et Main d’Oeuvre, le philosophe français Eric Sadin est un des rares à avoir saisi tous les enjeux de ce vaste mouvement de numérisation en cours aujourd’hui. Son nouvel ouvrage La vie algorithmique – critique de la raison numérique prolonge des travaux entrepris depuis déjà plusieurs années, qui naviguent entre des productions formellement théoriques (Surveillance globale, La société de l’anticipation, L’humanité augmentée), et des œuvres plus sensualistes où est retraduite la pulsation intime des processeurs (Poésie atomique, Softlove).

Derrière l’illusoire diversité phénoménologique de notre relation à ces nouveaux outils se résumant à la couleur optionnelle de votre iPhone 5C, se dessine une réalité monolithique régie par la cartographie obsessionnelle des existences et le déluge des données. Nous voilà désormais, au quotidien, douchés par une cascade de chiffres matrixienne. «Les Big data, au-delà de toutes les perspectives économiques escomptées, doivent être comprises comme le passage d’un seuil épistémologique et anthropologique, qui veut que nos modes de perception et d’action sur le réel se constituent désormais au filtre majoritaire des données, résultats d’opérations réduisant in fine tout fait à des lignes de codes, supposant une définition au chiffre près des situations

Le monde, qui s’envisage aujourd’hui du point de vue de son ergonomie, se trouve donc redoublé par un ensemble de datas qui ne doivent pas être considérées comme de simples données compilées. Expression d’un univers où le sensible se réduit à ce qui est quantifiable, cette grille de lecture inflationniste et binaire produit une rétroaction quasi immédiate sur les phénomènes qu’elle appréhende et module. «La numérisation post-symbolique opère un recouvrement intégral qui ne redouble pas seulement les choses, mais institue les données comme l'instance première et primordiale de l'intelligibilité et de l'action, sur fond d'une perpétuelle transformation

Collectées via des capteurs visibles et invisibles (cookies, bracelet FuelBand, baskets connectées) mais également au moyen de tous les outils d’expression de soi (Facebook, Twitter, etc), ces données au volume exponentiel dessinent un « sur-mesure algorithmique » censé permettre une administration optimale des existences. En réalité, via l’avènement de ces dispositifs qui voient la figure de l’ingénieur prendre le pas sur celle du politique, c’est une nouvelle donne anthropologique qui est en train de se dessiner, marquée par une accentuation du processus de dessaisissement existentiel et, à terme, une marginalisation de l’homme. Réductionniste et normative, cette raison algorithmique se révèle d’une redoutable efficacité, d’autant qu’elle colle à nos aspirations les plus profondes au point de sembler être l’expression de notre volonté propre.

Sans le savoir, n’aviez-vous pas toujours rêvé de lire ce livre dont Amazon vous recommande l’achat ? «L’Open data sonne l’épuisement définitif du politique entendu comme l’élaboration de projets soumis à la délibération démocratique, et glisse vers une régulation algorithmique, automatisée et sans signataire de la vie publique.» Eclairant son propos d’une inclination presque nostalgiquement humaniste, l’ouvrage capital d’Eric Sadin dresse le constat d’un monde dominé par le data-panoptisme et la vitesse, où chacun, s’il ne veut pas s’évanouir derrière l’autoritarisme vaporeux des lignes de codes, est invité à une «odyssée de la réappropriation».

«Pour éviter de participer à une telle dynamique, il relèverait à coup sur d'une forme de sagesse de "vivre fou", "d'errer seul", ou d'affirmer en conscience ou "en héros" un désir de déviance», écrit le philosophe. Dans un monde surdéterminé, l’inadaptation fait aujourd’hui figure de vertu.