RÉGINE ROBIN "ÉCRIRE LA VILLE INTERMÉDIALE : ÉRIC SADIN"

2006

                                                                                                                                                                                                                                                                                                         RÉGINE ROBIN "ÉCRIRE LA VILLE INTERMÉDIALE : ÉRIC SADIN".
Extrait de Mégapolis – Les derniers pas du flâneur, Éd. Stock, 2009.

Dans son livre Tokyo, Éric Sadin tente une expérience d’écriture à la recherche du rythme et de la spécificité de cette mégapole intermédiale. L’écriture de la ville, tous les grands écrivains du 19e siècle l’ont tentée, dans ses transformations immenses, que ce soit le Paris de Balzac ou celui de Zola, que ce soit  le Londres de Dickens. De la grande ville en voie de métropolisation, les écrivains du 20e siècle, nous ont laissé quelques chefs d’œuvres comme Berlin Alexanderplatz de Alfred Döblin ou Manhattan Transfert de John Dos Passos, pour ne prendre que des exemples emblématiques. Quand il s’est agi de rendre compte du caractère multi ethnique, multiculturel des grandes mégapoles avec leurs contingents d’immigrants de diverses origines, des écrivains comme Salman Rushdie  ou Hanif Kureishi, ont su donner un nouveau visage au Londres multiculturel avec nombre d’effets baroques chez le premier et beaucoup  d’ironie chez le second. Mais peu d’écrivains, me semble-t-ils, depuis Mobile de Michel Butor, ont cherché, par la forme, l’écriture et les techniques narratives, à rendre compte de ce qui fait la spécificité des mégapoles contemporaines, à commencer par Tokyo. Mobile, c’était une représentation non pas d’une ville, mais de l’Amérique. Le voyage qu’y fit Butor en 1962 le bouleversa tellement qu’il abandonna les structures du roman. Il lui fallut trouver des formes plus éclatées, plus fragmentées, pour rendre compte du kaléidoscope américain ; il lui fallut mettre en œuvre des formes non linéaires, offertes aux combinatoires et aux agencements les plus divers : fragments, collages, poèmes, extraits d’articles de journaux etc.

Tokyo sert aujourd’hui de véritable laboratoire d’une médiation technologique généralisée. C’est le lieu par excellence de l’âge de l’extension du numérique et du développement des réseaux pris en interconnexion. La ville présente ainsi des surfaces de stratifications, mélange d’ensembles matériels et de flux électroniques qui les doublent. De là, cette prolifération d’écrans, de panneaux lumineux, de voix de synthèse, de téléphones mobiles avec l’usage du SMS, ces guidages automobiles avec GPS, ces PDA ou assistants personnels numériques, ce monde dématérialisé où tous les rapports interpersonnels et sociaux sont médiés, ces espaces de guidage dans la surconsommation et la conformité. Toute cette cacophonie, cette hétérogénéité qui fonctionne à la fluidité perpétuelle et à la juxtaposition, à la simultanéité,  ne peut plus être restituée par un récit, une structure narrative impliquant une vectorisation, une successivité. L’écrivain doit  trouver des compositions rompant avec cette esthétique, lui préférer ce que Éric Sadin a appelé le clicking,  le passage de la successivité à celui de la prolifération et du flux.

Dans un livre non paginé, l’auteur va avoir recours à diverses techniques pour nous faire sentir dans quel monde nous entrons. D’abord la voix du « on ». Personne ne parle ou plutôt, tout le monde parle dans le conforme du téléguidage. Il s’agit d’un « on » qui se duplique, se disperse au milieu des signes. Les formes courtes comme celle du Haiku, le recours à des dispositifs calligraphiques verticaux, peut-être à l’image des enseignes japonaises, à des blocs de textes sur un thème, à des répétitions de phrases qui marquent le martèlement  des signaux, des gestes et des injonctions,  le tout comme une infection virale. Blocs de mots et de phrases  désarticulés se bousculent  comme pour indiquer que le décodage et le sens finissent par se perdre dans la rapidité des flux, dans cette peau immatérielle qui enserre la ville et ses habitants. Toutes ces formes imbriquées se distribuent en quelques thématiques.

Tout d’abord, la prégnance des marques et des logos, comme si les Tokyoïtes ne pouvaient avoir d’identité en dehors de cet univers codé.  Quelques exemples : « Au réveil, on pilote sa douche automatique Mitsubishi, on se rase électrique Mitsubishi, on saisit sa cafetière Mitsubishi, on dépose sa tranche de pain  dans son toaster Mitsubishi, au volant de sa Mitsubishi, on allume sa radio Mitsubishi, on sort de l’ascenseur Mitsubishi, on glisse sur le tapis roulant Mitsubishi,  on fait ses comptes sur sa calculette Mitsubishi, on  note un chiffre avec son stylo Mitsubishi, par l’escalator Mitsubishi on redescend dans la rue Mitsubishi, par le sas sécurité Mitsubishi, on pénètre dans la banque Mitsubishi, on insère sa carte bancaire Mitsubishi dans l’automate Mitsubishi, à la sortie,  on suit quelques informations sur  un écran géant Mitsubishi, arrivé chez soi, on actionne son climatiseur Mitsubishi, on ouvre son réfrigérateur Mitsubishi, on attrape sa canette Sapporo aluminium Mitsubishi, on retrouve son épouse et les jumeaux dans leur double poussette Mitsubishi, on décide pour le week-end de cuisiner un gratin au four Mitsubishi, de s’occuper du jardin sur sa tondeuse Mitsubishi, et à coup sûr de se faire masser sur son divan vibro- relaxant Mitsubishi . » C’est par le martèlement du nom Mitsubishi, que Éric Sadin veut nous faire comprendre l’impact des empires du capitalisme japonais et la façon dont les Japonais ne peuvent échapper à l’emprise des grandes marques. Mais le logo est partout : « on marche vers un LOGO, on marche sous un LOGO, on marche sur un LOGO on traverse un LOGO on roule le long d’un LOGO…. ». Le mot LOGO est repris 39 fois dans la page 51.  Dans une disposition autre :

« Shiseido on / on en Shiseido / on se
Marque Clarins / on se trace Lancôme /
Chanel Blue Vampire on porte / on
Embrasse Anna Sui à Ginza / on en
Guerlain pourpre/ on se voile les lèvres Yves
Saint Laurent / bouche Sisley vermillon
On/à Ginza on s’expose Clinique /
Givenchy sur peau s’écrit-on / on se
Recouvre Dior/on se signe Rochas / ou
Estée Lauder se /& à Ginza & là Carita
On dessine & se crayonne Revlon & /  »

Prolifération des marques, mais aussi des écrans, des panneaux et enseignes. Voix de synthèse qui vous guident, vous téléguident, vous mettent en garde ou vous remercient. Dans cet univers, tout passe par le téléphone mobile. Pour montrer l’interconnexion des médias, Éric Sadin n’oublie pas le papier, que ce soit celui des mangas, des journaux, des autocollants ou des Flyers. Dans l’exemple suivant, intervient,  comme à la dérobée, le traditionnel papier de soie japonais :

« Au téléphone on s’invite à dîner
 On expédie aussitôt par fax le plan d’accès de la maison
On signale dans un bref e-mail qu’on est ravi de la perspective
On prévient de son arrivée par SMS
On sonne on se réjouit de vous apercevoir sur l’écran témoin derrière la porte
Le lendemain de la soirée on envoie un petit mot sur papier soie
On les remercie de la gentillesse de l’accueil & du joli cadeau d’anniversaire
Le dernier PDA rose de Sony.
 »

La prolifération des flux, des images, le défilement incessant des panneaux ou des gestes du quotidien pris dans ces flux, le vacarme général et celui des machines à sous, les Pachinkos, Sadin les restituent par la répétition des mêmes phrases, des mêmes formules , des mêmes mots, jusqu’à l’écoeurement

« on dans le fracas du roulis de l’acier dans le fracas de la musique dans le fracas des mégaphones dans la blancheur des néons dans la répétition du geste des billes lâchées dans l’orifice du pachinko dans la clameur du roulis de l’acier dans la clameur de la musique dans la clameur des mégaphones dans l’aveuglément des néons dans la répétition du geste des billes lâchées dans l’orifice du pachinko… »

Parfois, la phrase bégaie, elle se distord, ne respecte plus aucune orthographe à la manière de e-mails rapides non relus et plus encore des SMS : «  toujours davanatge on dans le vertige de l’infromation dasn l’inflation d’imasge dans al superposition des signse on toujousr davnatage dasn l’étourdissmeent des sons des xvoi des annoces…. »  On dirait une voix de dyslexique qui ne peut plus structurer son discours.
On peut suivre malgré tout un fil narratif ténu. Dans le texte, l’homme arpente la ville au moment de la coupe du monde de football en juin 2002, ses marches sont rythmées par des écrans géants qui retransmettent les matchs. Ces repères, qui passent tout de même par l’écran géant, se trouvent tout à coup associés à un terme inattendu dans ce contexte, la flânerie. Le motif revient plusieurs fois : «  ….on flâne à Shinjuku on tombe sur le premier but de l’équipe du Japon sur un écran Panasonic… » Puis, plus loin « ….on flâne à Shinjuku on tombe sur l’égalisation du Cameroun sur un écran géant Hitachi…. ».  Plus loin encore, la même ritournelle : « ….on flâne à Shinjuku on tombe sur un deuxième  but du Japon sur un écran géant de Mitsubishi ». Et à la fin : «  ….on flâne à Shinjuku on tombe sur la fin du match Japon-Cameroun sur un écran géant Toshiba ». Seules les marques des écrans géants changent, mais la flânerie suit la durée du match. On remarquera cependant que c’est toujours à Shinjuku qu’elle a lieu, comme si la flânerie ne pouvait que se faire sur place, à  Shinjuku,  un lieu où règne un vacarme perpétuel, un des lieux les plus passants de Tokyo, là où les déplacements sont frénétiques, le dernier lieu où l’on imaginerait déambuler. Mais Tokyo oblige à la reformulation de toutes nos habitudes, à leur reconfiguration. Une invitation peut-être à inventer d’autres circuits.

Soudain,  un autre type d’image sur un écran vide, quelque chose d’inhabituel` et des esquisses d’histoires d’amour. Ce sera la fin du livre, histoires, elles-mêmes prises dans l’univers médié auquel nul n’échappe.

[on tombe sur la boîte vocale
on renonce] [dans le métro
on ne veut pas répondre]
[mobile phone entre les mains
on hésite à l’appeler] [on reçoit
son souffle dans l’ascenseur on
murmure on se rappelle] [on
voudrait l’entendre on préfère
lui envoyer un SMS] [ on se
parle à demi-mot on déconnecte]

Livre inquiet, a-t-on écrit, inquiet devant ce devenir des mégapoles dont Tokyo montre le chemin. Il ne me déplaît pas cependant que le beau texte d’Éric Sadin se termine par ce verbe si simple et ce geste si difficile à esquisser à Tokyo comme ailleurs aujourd’hui : « se déconnecter ».