LE TEMPS DES SIGNES / CHRONIC'ART#40

2007

LE TEMPS DES SIGNES
CHRONIC'ART #40, octobre 2007.
A propos de Times Of The Signs - Communication And Information : A Visual Analysis Of New Urban Spaces, Birkhäuser, 2007.

Entretien avec Cyril De Graeve
 

Chronic'art : Qu'avez-vous voulu montré à travers ce patchwork de textes théoriques et de « signes » visuels qu'est Times of the signS ?

Eric Sadin : Le livre explore la complexité de la société de l’information de ce début du XXIe siècle. Les bouleversements induits par l’extension ininterrompue du numérique et des réseaux de télécommunication ont radicalement modifié nos rapports aux signes (écrits, iconiques, sonores), et exposent un nouvel environnement global en transformation continue dans lequel l’écrivain contemporain doit inscrire consciemment et de manière informée sa pratique littéraire. J’ai commencé en 2002 une large recherche dont l’objet consistait à étudier l’espace urbain japonais (et particulièrement Tokyo) envisagé comme un laboratoire privilégié d’observation de ces mutations ; j'y ai relevé une triple dimension. D'abord, la pluralité des protocoles : omniprésences des écrans - notamment écrans géants accrochés aux façades -, panneaux électroniques, bornes interactives, usage désormais universel du téléphone portable, outils de géolocalisation, voix de synthèse, signalétique… Ensuite, la présence massive de l’imprimé : le numérique ne se substitut pas au papier, tout au contraire, on pourrait parler d’une expansion parallèle et simultanée. Enfin, une densité extrême : superposition de dispositifs informationnels au sein d’une même zone, redoublée par une quasi-simultanéité des usages. J'ai par la suite prolongé ces recherches à travers plusieurs villes de la planète (Séoul, Shanghai, Bangkok, Bombay, Paris, New York, Mexico…), qui ont à la fois confirmé ces phénomènes et exposé des singularités territoriales conformément à une tension anthropologique incontournable qui veut que les données globales ne repoussent pas les paramètres locaux, mais s’imbriquent suivant des ensembles complexes qui forment une large part de notre contemporanéité.

Concrètement, quelles genres de mutations significatives avez-vous observé en parcourant ces nouveaux espaces urbains ?

L’intrication entre architecture et information constitue un fait urbain et culturel majeur, particulièrement sensible en Asie : là où il y a bâti architectural, il y a désormais surface informationnelle, que ce soit sous forme d’enseignes lumineuses, panneaux d’information, parfois de la hauteur d’un étage ou qui peuvent aussi recouvrir la totalité d’une façade, ou via des moyens technologiques plus récents, par le fait de l’intégration de pixels aux « peaux » des immeubles (ce qu’on appelle les media buildings), et qui exposent images et textes en mouvement faisant de certains espaces urbains de véritables surfaces collectives et mouvantes de perception de textes et d’images. L’axe de cette recherche ne consiste pas prioritairement à évaluer la qualité des messages diffusés mais à relever d’abord la multiplicité des structures informationnelles et leurs conséquences sur les comportements individuels et collectifs.

Vous observez une accumulation exponentielle de « signes » dans les mégalopoles – asiatiques notamment. Celle-ci n’est-elle pas liés en partie à la nature du réseaux électronique, là où la prolifération d’informations et de messages en tout genre, plus imperceptible, est en réalité tout aussi manifeste et proliférante ?

Marcel Mauss établissait le constat que nous ne disposons pas d’assez de mots pour nommer l’infinité des choses ; on pourrait aujourd’hui renverser la proposition et dire que, d’une certaine manière, il apparaît plus de signes que de choses. La saturation contemporaine nous interdit-elle de nous repérer, nous aveugle-t-elle ? L’épaisseur de la matrice numérique, ou la « pluri-médiatisation » systématique de tout phénomène, nous noie-t-elle dans un océan de signes qui se renvoient les uns les autres et occultent la « chose même » comme disent les phénoménologues ? Pour ma part, je ne souscris nullement à ces thèses d’esprit platonicien et rousseauiste (Debord, me semble-t-il, a dit de grosses bêtises au moment de l’émergence de la société de l’information : « Le spectacle éloigne l’homme de lui-même » !, suivant une haine de la médiatisation qui renvoie à une longue histoire métaphysique que nous n’avons évidemment pas le temps de retracer ici). Je pense que cette densité informationnelle croissante appelle des stratégies d’analyse et de réappropriation individuelle : mon livre, par l’effort d’observation réflexive qu’il développe, représente, je l’espère, un acte de description et de rationalisation en vue d’exposer consciemment la nature de certains phénomènes. Par ailleurs, je ne crois pas du tout à la pertinence d’attitudes victimaires ou à ces histoires de "misère symbolique". Tout cela me semble relever de l’oubli fondamental de ce que chaque individu pris singulièrement est capable de rejouer. A ce sujet, il faut lire ou relire l’œuvre de Michel de Certeau, particulièrement le magnifique L’Invention du quotidien, et non pas les catastrophistes complaisants qui assènent en pilote automatique des discours idéologiques dans l’ignorance de certaines vérités anthropologiques et sociales.

Looks exubérants, gadgetisation technologique à outrance, affichage et revendication des marques et / ou de slogans signifiants (badges, t-shirts)… Ces nouvelles habitudes urbaines ne sont-elles pas le reflet réel des phénomènes d'exhibition / désinhibition qui ont cours actuellement sur Internet, notamment via le succès des sites de réseaux sociaux et de partage, type MySpace, Facebook ou les blogs (besoin de sociabilité, prolifération des communautés, désir de transparence, saturation d’informations personnelles…) ?

Je ne sais pas s’il existe des phénomènes d’équivalence ; en revanche ce qui est sensible, c’est l’importance désormais capitale de l’interconnexion généralisée : chaque rendez-vous est confirmé par SMS, on voit des ados jouer en ligne dans les espaces urbains, sur des consoles portables, se connecter à des sites via les téléphones. Le rapport à l’espace est en grande partie structuré par l’usage de technologies nomades et connectées, attitude qui sera considérablement amplifiée par la généralisation du GPS, qui permettra d’indexer le territoire relativement à ses champs d’intérêt, par la liaison à des bases de données informées de nos comportements et de nos « préférences ». Elles alerteront les individus, en permanence géolocalisés, de la présence de commerces ou de zones à proximité susceptibles de les intéresser. Donc, davantage qu’une exhibition par l'apparence, il me semble que c’est la visibilité des corps sur des cartographies virtuelles en mouvement et connectées à des bases de données aux algorithmes toujours plus affinés, qui constitue l’axiomatique majeure d’une forme absolument insolite d’exhibition de soi. Une des questions juridiques et éthiques majeure regarde celle de notre assentiment individuel et collectif à ces stratégies marketing, qui visent la pénétration de l’intimité, jusqu’à la saisie des désirs les plus enfouis de chacun.

Le besoin d'exposition individuelle n'est-il pas liée aussi à la question de l'anonymat inhérente à la vie urbaine dans les mégalopoles (dans la foule, nous sommes seuls et anonymes), comme elle est naturellement rattachée à notre condition d’« avatar » sur le réseau ?

Michel Foucault, dans les années 60, avait écrit, je cite en substance : « Il apparaîtra un moment où quantité de messages circuleront sans qu’on sache exactement qui sont les expéditeurs ou les destinataires ». C’est exactement cette économie communicationnelle-là qui est sensible dans l’urbanité contemporaine et particulièrement à Tokyo. Quantité de messages sont exposés, on entend régulièrement des voix de synthèse qui nous parlent, fournissent des indications, livrent des conseils ; je me suis souvent demandé : « Mais qui rédige cela ? ». Personne, c’est-à-dire des agences de communication composés d’agents eux-mêmes assez anonymes et qui écrivent suivant des régimes les plus communs. C’est à l’intérieur de cet environnement-là que la littérature peut intervenir me semble-t-il : exposer et rejouer singulièrement cet environnement linguistique. Mon livre « Tokyo » renvoie exactement à une telle entreprise, qui cherchait à explorer les jeux de communication fondés sur un anonymat généralisé qui engendre une sorte de nouveau langage « neutre et sans auteur ». C'est la raison pour laquelle je n’ai utilisé que le pronom impersonnel « on » dans le livre, qui marque une indéfinition de l’identité et des singularités des locuteurs et des récepteurs. Une large part des volumes informationnels accessibles sur Internet sont tout autant anonymes. Qui sont les signataires des articles de Wikipédia par exemple ? Et il y aurait aussi tant à dire sur l’usage des pseudos qui masquent les identités…

Vous vous intéressez également aux systèmes et aux outils de surveillance (vidéosurveillance, nanotechnologie, géolocalisation, etc.) déployés dans les nouveaux espaces urbains. Là aussi, en matière de « surveillance horizontale », ne peut-on pas y voir la retranscription physique d'un phénomène intrinsèquement lié à la nature du réseau ?

L’expansion ininterrompue des protocoles de surveillance est favorisée par la conjonction de plusieurs facteurs qui forment une sorte de « bouillon de culture » qui ne cessent de resserrer la matrice : incertitude terroriste et instabilité géopolitique, pression marketing, interconnexion généralisée, géolocalisation, miniaturisation des dispositifs (qui à la fois permettent des jeux de communication nouveaux et accroissent la traçabilité et la collecte d’informations). Une large part de la surveillance contemporaine est composée de « faisceaux horizontaux » entre individus, qui permettent des jeux spéculaires où chacun peut obtenir, bon gré mal gré, des informations sur quiconque. La démultiplication d’objets miniaturisés, interconnectés, géolocalisés, équipés de caméras vidéo, situe chaque habitant de la planète comme un témoin toujours virtuel (virtualité ici entendue comme potentialité sans fin maintenue). Evidemment, la structure du réseau, les moteurs de recherche et les sites dits communautaires composent un large ensemble en mouvement qui contribue à une nouvelle transparence des corps, et ce, sans préméditation émanant d’un pouvoir centralisé puisque c'est le résultat d’une infinité de paramètres qui ont institué des formes inédites de « surveillance horizontale », dont nous ne vivons à coup sûr que les prémices.

On est donc assez éloigné de la figure unique et toute puissante de Big Brother…

Oui. Ce qui caractérise les structures de surveillance présentes, c’est leur foisonnement et leur dispersion ; on vient de le voir concernant les effets d’horizontalité. Mais le cœur de la société de surveillance contemporaine ne se situe pas, contrairement à ce qu’on croit généralement, dans la vidéosurveillance mais dans les bases de données, qui représentent le noyau central des systèmes d’observation et de suivi des individus. Désormais quantité d’actions quotidiennes génèrent des données, leur collecte, leur analyse et leur stockage. L’extension de la biométrie et des puces RFID vont encore renforcer la récolte sans fin des informations à l’égard des comportements individuels et des usages - par le repérage continu des corps et le taguage des objets. Alors oui, un nouvel environnement apparaît, qui interdit encore, à mon sens, des réponses simplistes et naïves (et elles sont légions concernant ces questions !). Il n’existe donc pas de figure unique, à la condition toutefois, que n’advienne pas dans un futur proche une arme de surveillance massive : ce qu’on appelle « l’agrégation globale de données » qui vise à connecter entre elles quantité de bases de données éparses de façon à recueillir le plus grand nombre d’informations et de dresser des « profils menaçants », supposés être les plus précis. Pour l’instant, le législateur freine son avènement, mais si la loi cède, alors d’une certaine façon une nouvelle forme de pouvoir panoptique à structure centralisée pourrait apparaître. Mais nous n’en sommes pas encore là ; en outre, ce paysage se modifie presque quotidiennement et appelle à mon avis une vigilance collective maintenue. Je pense également à l’élaboration de stratégies de réappropriation artistiques singulières, aptes à exemplifier ou à déjouer certaines situations ; façons microscopiques mais réelles d’intervenir activement dans ces champs instables et inquiétants. C’est ce que j’essaie de mettre en place avec un triple dispositif explorant les multiples enjeux des formes de surveillance contemporaine : un essai théorique à venir, une « fiction » à paraître, et une sorte de « dispositif théâtral » sur lequel je travaille également.