Libération, entretien 11/04/14

2014

Double page d'entretien réalisé par Jean-Christophe Féraud, paru dans Libération le 11 avril 2014 à l'occasion du Forum Libération de Rennes "2030" qui s'est tenu les 11 & 12 avril 2014.

(Il s'agit ici de la version originale intégrale).

 

 

Le monde dans lequel nous évoluons n'a plus rien à voir avec celui que nous connaissions avant l'ère numérique. Faut-il s'attendre à une mutation techno-sociétale comparable d'ici 2030 ?

 

Il est toujours difficile, voire impossible d’imaginer au-delà de quelques années les contours que prendra l’avenir. Néanmoins on doit relever le double phénomène de l’accélération croissante du rythme de l’innovation technologique qui caractérise l’économie numérique depuis une vingtaine d’année, et l’étendue des effets toujours plus profonds induits sur nos existences. Tout indique que ce large mouvement technico-historique ne cessera de s’intensifier, découvrant une réalité en devenir marquée par la transformation et l’instabilité continues devenues comme des facteurs désormais structurants de notre condition.

 

Dans L'humanité augmentée, vous décrivez un homme "enveloppé" par le numérique. A quoi ressemblera l'homo numericus dans 15 ans ?  

 

Je pense que le fait majeur de notre temps est celui de la numérisation tendanciellement intégrale du monde, de la collecte tous azimuts de données, de leur traitement en temps réel par des systèmes hautement perfectionnés capables d’interpréter des situations individuelles et collectives et de prendre d’eux-mêmes des initiatives. Exactement à l’instar de ce qu’il se passe dans le trading algorithmique, qui voit des robots numériques procéder de façon autonome à des actes d’achat ou de vente à des vitesses infiniment supérieures à nos capacités cognitives.

C’est une délégation décisionnelle que nous concédons progressivement à la technique, emblématique dans le prototype de la Google Car, à terme capable d’assurer de façon automatisée l’intégralité d’un trajet grâce à des capteurs omniprésents et à la connexion à des myriades de bases de données informant en temps réel de la situation de l’état du trafic, de l’état des routes, de celui du véhicule… C’est cette dimension d’assistanat assuré par des systèmes numériques quasi omniscients et accompagnant en continu nos existences individuelles et collectives, qui correspond selon moi à une courbe décisive actuellement prise par la technique et qui ne cessera de s’intensifier au cours des années à venir.

 

Le transhumaniste Ray Kurzweill, qui travaille pour Google, prédit pour 2040  l'avènement de la "Singularité",  ce moment où les machines seront plus intelligentes que nous. Vous y croyez ?  

 

Je ne comprends pas qu’on puisse accorder quelque crédit que ce soit aux thèses transhumanistes, qui annoncent notamment le " téléchargement du cerveau" sur des disques durs. C’est probablement la plus grande ineptie véhiculée par l’idéologie post-hippie libértarienne californienne. Ce qui caractérise l’humain, c’est qu’il est doté d’une corporalité à perception multisensorielle, qui interdit de facto sa mise en équivalence à de simples données binaires. Le cerveau est probablement modélisable, mais seulement dans son architecture fonctionnelle, certainement pas dans les schémas associatifs qui s’opèrent, tous fondés sur la mémoire corporelle qui échappe structurellement à toute réduction numérique binaire.

Le corps et le cerveau humains dans leur extrême complexité et leur nature spécifique ne pourront jamais être réduits dans leur intégralité à des grilles de données. En revanche c’est un "tournant cognitif" que nous vivons actuellement, qui voit l’émergence de systèmes extrêmement sophistiqués dotés d’une forme d’omniscience, mais uniquement fondée sur une connaissance factuelle et corrélative des phénomènes. Une sorte d’intelligence supérieure, non anthropomorphique est déjà à l’œuvre et va sans cesse se perfectionner à l’avenir, mais elle est dans ses modalités et ses pouvoirs, de part en part distincte de l’intelligence humaine. C’est ce distinguo qu’il faut saisir pour ne pas se laisser aller à des sortes de délires simplificateurs de surcroît idéologiquement douteux.

 

Sommes nous condamnés à nous "hybrider" avec les machines pour suivre cette folle accélération technologique ?  

 

Nous n’y sommes pas condamnés, nous pouvons toujours décider individuellement et collectivement de marquer de la distance avec les protocoles qui nous environnent. Néanmoins, nous nous dirigeons vers un entrelacement toujours plus intime entre humains et processeurs, appelé à infléchir et à orienter sans cesse davantage nos existences. Parallèlement à ce constat, il faut saisir à quel point les critères qui sont établis en vue de nous assister sont pour la plupart déterminés par des objectifs commerciaux.

C’est la place de ce que je nomme la "classe agissante des ingénieurs" sur nos sociétés, qu’il faut évaluer et à laquelle il est impératif d’opposer de salutaires rapports de forces. C’est à mon sens un des enjeux politiques et civiques majeurs de notre temps. L’apparence que prendra 2030 sera en large partie déterminée par le degré d’intensité de ces luttes.

 

Dans votre roman Softlove, une intelligence artificielle s'éprend de sa maîtresse, dans le film Her de Spike Jonze c'est le contraire qui arrive. Allons-nous développer des relations affectives, amoureuses, érotiques avec nos smartphones et autres artefacts numériques ?

 

Il suffit d’observer la posture des corps, la façon dont ils "collent" comme sans distance aux smartphones et aux tablettes pour relever la charge affective qui nous attache à nos protocoles numériques. C’est un lien de nature charnelle qui s’est désormais instauré par le fait de la généralisation des interfaces tactiles. Dimension marquée par une forme d’intimité, qui structure désormais sous le sceau de l’empathie nos rapports à l’information, contribuant à amplifier la captation de l’attention. Les files d’attente devant les Apple stores la veille du lancement d’un produit, témoignent comme à l’excès de cet investissement symbolique porté aux technologies contemporaines, dotées de pouvoirs ergonomiques et ludiques éminemment séducteurs.

Du côté des machines, c’est leur capacité à interpréter nos états émotionnels et à nous conseiller ou consoler en fonction qui fait actuellement l’objet de recherches dans les laboratoires travaillant sur "l’informatique émotionnelle". Néanmoins, ce n’est pas parce que des systèmes comprendront à terme plus ou moins efficacement notre psychologie, qu’ils éprouveront des sentiments. Dans mon livre Softove, je me suis amusé à imaginer un système omniscient qui non seulement assiste en continu la femme dont il a la charge exclusive, mais qui encore éprouve des sentiments à son égard. Probablement s’agit-il là d’un horizon limite, qui exemplifie dans le régime de la fiction, les liens de plus en plus "érotisés" qui unissent les corps et les artefacts numériques.  

 

Asimov avait prédit un monde où humains et robots devraient apprendre à cohabiter…, cela devient plausible ?  

 

Nous y sommes déjà, à la nuance près que chez Asimov les robots étaient faits de métal, et que les robots numériques revêtent des contours invisibles, seulement composés de flux de données. Ils se manifestent à nous sous la forme de services et de suggestions, ou assurent des tâches de gestion automatisée au sein de larges systèmes tels ceux élaborés par IBM, qui gèrent d’eux-mêmes la consommation et la fourniture énergétiques dans certaines grandes métropoles par exemple. Une fois encore, il ne faut prêter aucune dimension anthropomorphique aux robots numériques, ils ne devront jamais apprendre à vivre avec nous, ils répondent à des instructions, même s’ils sont dotés de facultés auto-décisionnelles et d’auto-apprentissage.

En revanche c’est à nous de décider collectivement et individuellement jusqu’à quel point et sous quelles modalités nous voulons vivre avec ces "agents intelligents" appelés à accompagner toujours plus profondément nos existences. C’est une question civilisationnelle majeure qui s’impose à nous dès à présent.  

 

Nos vies entières deviennent datas dans le ventre des machines. Faut-il avoir peur pour nos libertés, notre humanité ?

 

C’est évident. Cet environnement en intensification continue pose d’abord le problème majeur de la dissémination par chacun de nous de données relatives à nos comportements, analysées par des instances tierces principalement commerciales et sécuritaires. Il suppose encore que nos décisions individuelles et collectives sont appelées à être de plus en plus infléchies par des systèmes quasi omniscients au pouvoir hautement suggestif, voire prescriptif. C’est la question de l’autonomie de la décision humaine située au cœur de l’Humanisme moderne qui s’effrite dans ses principes fondamentaux.

Plus largement, c’est l’écart qui jusque-là séparait les êtres entre eux et les êtres et les choses, qui peu à peu se réduit, induisant ce que je nomme une "compression cognitive du monde", et qui veut que la part de mystère, de dissimulé, ne cesse de s’estomper au profit d’une sorte de "glasnost intégrale". Les Google glass et autres lunettes connectées, emblématisent à mon sens ce phénomène de "compression" dont il faudra saisir la mesure des conséquences d’ordre épistémologique, anthropologique, juridique et éthique.

Qu’en sera-t-il du concept historique "d’altérité" lorsque nous disposerons en temps réel de sommes d’informations relatives aux personnes environnantes ? Je le redis, c’est la "classe des ingénieurs" qui décide d’élaborer ces dispositifs au sein des laboratoires et qui ne cessent d’influer de façon apparemment "soft" mais déterminante sur nos existences, à laquelle il faut opposer les puissances divergentes des multitudes. C’est à nous de marquer une distance à l’égard de ces pratiques, d’évaluer l’étendue de leurs effets, bref d’adopter une posture critique en "dénaturalisant" les processus en cours en quelque sorte.

C’est cette approche clinique ou cartographique des phénomènes que je m’efforce de dresser dans mes livres, et qui ensuite est mise à disposition en vue de favoriser autant que possible des jeux de réappropriation de toutes parts. Nous avons besoin me semble-t-il de "boîtes à outils", pour reprendre l’expression de Foucault, afin d’appréhender activement la complexité assez vertigineuse de la place troublante et massive prise par les technologies dans nos existences.