Le Soir de Bruxelles, entretien 26/12/13

2013

Entretien dans Le Soir de Bruxelles, relatif à l'intimité sans cesse approfondie entre technique et corps.

 

Google glasses, smart watches, textiles intelligents... Jamais, la technologie n'aura été aussi près du corps. Quelle est la prochaine étape de ce rapprochement ?

 

Notre période se caractérise par un rapprochement continu entre technique et corps, emblématique dans la récente généralisation du tactile. Nous assistons à l'émergence d'un « corps-interface », c'est-à-dire à la disparition progressive des « interfaces tierces » au profit d'une interaction directe entre systèmes et corps, manifeste par exemple dans la commande vocale, appelée à s’étendre dans les années à venir. Le stade ultime regarde l’implantation annoncée de puces électroniques dans les tissus biologiques, destinées à transmettre des informations à l’attention de capteurs ambiants.

 

Ces objets « intelligents » sont interconnectés. Et avec les données qu'ils échangent, un grand fluide numérique irrigue le monde. Sont-ce les prémices de ce que vous appelez l'« Humanité augmentée » ?

 

Ce que je nomme l'« humanité augmentée », ce sont ces systèmes dits intelligents qui sont désormais capables d’interpréter des situations collectives et individuelles, de nous alerter à l’égard de toutes sortes de situations et même d’agir à notre place. Dimension particulièrement à l’œuvre dans le trading algorithmique, qui voit des agents immatériels collecter des myriades de données en vue de sentir les courbes à la hausse ou à la baisse, et de décider d’eux-mêmes d’actes d’achats ou de ventes. C’est une sorte d’humanité parallèle peuplée de flux numériques, appelés à gérer des pans de plus en plus étendus de nos existences.

 

Si l'électronique vestimentaire fait miroiter de belles promesses, elle semble aussi faciliter l’espionnage de plus en plus intime de nos comportements. Est-ce la fin de la vie privée ?

 

La dissémination de capteurs dans nos environnements va contribuer à amplifier considérablement la connaissance des personnes. Si jusque-là nous témoignions par nos navigations sur Internet, de nos goûts, de nos intérêts, via les mots-clés et le suivi des sites visités. L’instauration d’un milieu hautement « sensible » va conduire à ce que la plupart de nos gestes témoignent de nos comportements, de nos relations, de nos états physiques et psychologiques. C’est toute la notion de vie privée qui s’effrite pour l’apparition progressive et massive d’un témoignage continu des existences stockées dans des fermes de serveurs.

 

Face à cela, quelles sont les possibilités de défense ?

 

On pense immédiatement à la déconnexion, c’est une voie possible, mais de plus en plus difficile à tenir sur la durée. Cette captation continue ne fait pas encore l’objet d’encadrements juridiques à la hauteur des enjeux, et qui sont nécessaires si on ne veux pas assister à une forme possible de transparence totale des comportements. Il revient encore à chacun de décider en conscience de ce qu’il veut on non livrer à des instances tierces. Peut-être que des choix supposeront moins de confort général, mais davantage de repli ou de privacy . Ce sont des questions complexes, d’ordre juridique, social et éthique, qui vont s’imposer à nous avec force dans un avenir proche. 

 

Le Soir de Bruxelles, 26 décembre 2013, entretien avec Rafal Naczyk