Cynthia Fleury, "Data mining et esprit humain", L'Humanité 24/04/13

24/04/2013 - 13:00
2013

Cynthia Fleury, "Data mining et esprit humain", in: L'Humanité, mercredi 24 avril 2013, au sujet de L'Humanité Augmentée.

 

Le Siècle avait déjà inspiré le Club XXIe siècle. Dorénavant, c’est "le siècle numérique" qui cherche à faire un clin d’œil à son aîné et à réunir la fine fleur du monde digital. Leur enthousiasme est sans ombres et leur objectif clair : la filière numérique doit contribuer pour près de 10 % du PIB d’ici à 2020. Pour espérer connaître une vision plus critique de l’administration numérique du monde, il faut plutôt se tourner vers l’ouvrage d’Éric Sadin, l’Humanité augmentée (Éditions l’Échappée, 2013), 
qui montre comment l’humanité se voit marginalisée 
par ses propres créations.

"Non, le transhumanisme n’expose pas l’axe majeur de notre devenir (…). Le fait contemporain, autrement plus décisif et déterminant, renvoie à notre immersion continue au sein de flux informationnels aux attributs déductifs et réactifs". C’est l’ère de l’anthrobologie, décrit par Sadin comme la nouvelle condition humaine toujours plus secondée ou redoublée par des robots intelligents. Un assistanat permanent qui réinvente la servitude volontaire et le contrôle sécuritaire de nos vies et de nos comportements. Grâce au couplage inédit entre les organismes physiologiques et les codes numériques, des " atlas comportementaux et relationnels" s’élaborent. La "mathématisation du monde" qui édifie un "redoublement algébrique" crée une "couche chiffrée artificielle médiatisant notre relation aux faits et aux choses".

En d’autres termes, Sadin confirme l’intuition d’Ellul qui avait anticipé le caractère confiscatoire de la décision humaine par l’informatique, soit ce "complément cognitif supérieur". Petit à petit le data mining prend le pas sur l’esprit humain. Le seul exemple du trading algorithmique est éloquent : les trois quarts des échanges d’actions aux États-Unis sont aujourd’hui exécutés par des ordinateurs. Le rapport à la technique devient totémique. Et le smartphone en est la quintessence. Celui-ci autorise une connexion spatio-temporelle quasi continue, valide l’avènement d’un corps interface, devient l’instrument d’assistanat indispensable, l’instance de géolocalisation et le pourvoyeur de réalité augmentée, appelée à devenir l’ordinaire de la perception humaine.

Pour beaucoup, rien de grave dans cette libération numérique. D’autant que l’intelligence artificielle ne pourra jamais égaler celle produite par les humains. C’est loin d’être vrai. Simondon avait déjà bien vu que le perfectionnement des machines recelait une certaine marge d’indétermination, pour être sensible à l’information extérieure. "Un saut, poursuit Sadin, dans l’histoire de la computation automatisée est ici franchi, accordant à des codes informatiques la licence de dépasser dans une certaine mesure et dans un champ déterminé nos facultés de compréhension, grâce à leur habilité à traiter quasi instantanément l’intégralité des facteurs à l’œuvre, en vue de générer des inférences à pertinence optimale. Une ontologie inédite imprime dorénavant une strate de la technè, non plus seulement chargée d’exécuter des tâches fixées, mais s’offre prioritairement comme un complément cognitif supérieur."

Mais, là encore, les technophiles rétorqueront que le risque est minimal dans la mesure où l’intelligence artificielle est dépourvue d’énergie libidinale susceptible d’exciter la révolte et le sens de l’Histoire. Cependant, 
nul ne peut nier qu’il y a dans le Big Data quelque chose de l’ordre de l’arme de destruction massive : la" faculté de jugement computationnel" est en train de se substituer à la faculté de juger, chère à Kant. Le pouvoir politique fondé sur la délibération s’effrite au profit 
des projections algorithmiques censées nous instruire sur la pertinence de choix publics. Rien de moins.